EDOUARD DJOB LI KANA,   Ph. D Student, Francophone literature.  Norwegian University of Science and Technology (NTNU),  Norvège. edokana@yahoo.fr ; edouard.djob-li-kana@ntnu.no 

Les romans de l’écrivain ivoirien, Ahmadou Kourouma, s’intéressent aux  mythes philosophiques africains, ceux qui portent sur la vérité générale de la nature et sur les valeurs devant régir l’action, l’existence individuelle et collective au regard de cette vérité.

Il en va ainsi du mythe de l’intelligence dans la nature. Nous pouvons le lire dans cet aphorisme qui titre la dernière veillée du roman les Soleils des indépendances : « Ce furent les oiseaux sauvages qui, les premiers, comprirent la portée historique de l’évènement »[1]. Cet aphorisme renseigne que la première annonce du décès du personnage Fama fut faite par des oiseaux doués de télépathie qui surent incroyablement l’évènement bien avant les habitants du village Togobala.

L’intelligence dans la nature est aussi exprimée dans ce titre qui ouvre la quatrième veillée du roman Monnè, Outrages et défis : « Chaque fois que les mots changent de sens et les choses de symboles, les Diabaté retournent réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses »[2]. Ici, le narrateur rapporte les propos du griot Diabaté qui trouve qu’il doit réapprendre à nommer les hommes, les animaux et les choses ; qu’il doit retourner à l’école réapprendre à communiquer avec la nature parce que les mots ont changé de sens, c’est-à-dire que la société de Soba, en pleine colonisation, est de plus en plus pervertie. Au fait, ces propos de Diabaté sous-entendent que les créatures de la nature peuvent dialoguer ; étant donné que le nom est une marque distinctive nécessaire pour faciliter la communication entre son porteur et les autres, et qu’il constitue un réceptacle qui sert à appeler son porteur ici-bas et dans l’au-delà.

Dans le roman En attendant le vote des bêtes sauvages, les proverbes obéissent à une construction particulière. Littéralement, ce sont des figures qui personnifient l’espèce animale et végétale. Il en va par exemple des énoncés tels que : « Si la petite souris abandonne le sentier de ses pères, les pointes de chiendent lui crèvent les yeux »[3]; « Si la perdrix s’envole, son enfant ne reste pas à terre »[4]. Au sens propre, « Si la petite souris abandonne le sentier de ses pères, les pointes de chiendent lui crèvent les yeux » veut dire que « si une souris abandonne le sentier de ses parents, elle sera frappée par un malheur ». Donc, ″la souris″ est personnifiée ici parce qu’on peut lui donner une âme et lui attribuer les caractéristiques d’un être humain, d’un enfant notamment. De même, dans la séquence « Si la perdrix s’envole son enfant ne reste pas à terre », ″la perdrix″ est personnifiée parce qu’on peut lui attribuer les caractéristiques d’une mère d’enfant. Au fait, si l’on s’en tient à leur sens premier, ces deux proverbes évoqués à titre illustratif feraient croire que tout est vivant, animal, végétal, minéral, et que toute espèce vivante est capable de communiquer.

Cette croyance, Birahima l’évoque aussi dans son discours. Ici par exemple : « Il faut toujours remercier l’arbre à Karité sous lequel on a ramassé beaucoup de bons fruits pendant la bonne saison »[5]. Ce proverbe enseigne la reconnaissance et la gratitude. Littéralement cependant, son sens prête à confusion dans ce sens que l’arbre à Karité dont parle Birahima est personnifié, un peu comme s’il pouvait dialoguer. Le passage où Birahima rapporte la naissance de sa maman souligne également la même croyance :

La nuit de la naissance de ma mère, ma grand-mère était trop occupée à cause aussi de mauvais signes apparaissant un peu partout dans l’univers. Cette nuit-là, il y avait trop de mauvais signes dans le ciel et sur la terre, comme les hurlements des hyènes dans la montagne, les cris des hiboux sur les toits des cases. Tout ça pour prédire que la vie de ma mère allait être terriblement et malheureusement malheureuse. Une vie de merde, de souffrance, de damnée[6].

Birahima raconte que la naissance de sa maman fut ponctuée de mauvais signes, les cris des hiboux, les hurlements des hyènes, qui préfigurèrent très tôt qu’elle allait connaître une existence difficile. Au fait dans ce passage, Birahima fait globalement allusion à un monde où tout vit et peut communiquer.

En gros, le mythe de l’intelligence dans la nature, subrepticement exprimé par les narrateurs de Kourouma au travers des proverbes et des images, tente de justifier l’unité du réel sur la base des critères informatif et communicatif. Donc, loin d’être une spéculation superstitieuse, ce mythe véhicule un message magico-scientifique que semble approuver la physique moderne dans sa description des origines du cosmos :

Au commencement était le vide […] Et d’une fluctuation quantique du vide naquit l’univers. Telle est la version moderne du fameux big-bang […] Ce vide quantique originel n’est pas vraiment vide – évidemment, puisque rien ne peut naître du néant absolu. C’est donc un vide plein, un faux vide, qui aurait enfanté la matière[7].

En effet, à la question ″pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ″ la physique moderne propose l’hypothèse d’un méta-univers qui aurait créé tout ce qui existe dans notre univers. Un méta-univers qu’elle présente comme un ″vide plein″, c’est-à-dire comme une matière non structurée, animée par des forces électromagnétiques et des fluctuations qui constituèrent l’essence des espèces amenées à exister ; des fluctuations dont les différentes vibrations provoquèrent l’éclatement du cosmos, une sorte de big bang, signe du commencement de notre temps.

La pensée africaine traditionnelle, fondée sur le mythe de l’intelligence dans la nature, est conforme à cette approche. Elle pense aussi qu’il y ait eu au préalable un avant-monde avant le temps de notre univers ; qu’il y ait eu une force commune, une matière commune et des fluctuations qui auraient conduit à la constitution de ce qui présentement « est », de la totalité de tout ce qui existe. Cet avant-monde, cette force et cette matière commune, les Africains le représentent sous la forme d’une eau inaugurale incréée et habitée par une puissance démiurgique, exactement comme les Égyptiens de l’antiquité avec qui ils partagent la même philosophie. Cheick Anta Diop l’a indiqué et Marcien Towa apprécie :

Les éléments de ressemblance entre la pensée égyptienne et la pensée du reste de l’Afrique noire nous semblent suffisamment nombreux et importants pour autoriser l’affirmation de l’existence d’une tradition philosophique africaine profonde remontant à la plus haute antiquité qui soit[8].

Dans ce tableau, Hampâté Bâ décrit mieux les manifestations de cette vie unitaire dans la planète terre :

Dans la tradition de la savane, et particulièrement dans les traditions bambara et peule, l’ensemble des manifestations de la vie sur terre est divisé en trois catégories, ou « classes d’êtres » elles-mêmes subdivisées en trois groupes :

-Au bas de l’échelle les êtres inanimés, dits « muets », dont le langage est considéré comme occulte, étant incompréhensible et inaudible pour le commun des mortels. Cette classe d’êtres contient tout ce qui repose à la surface de la Terre (sable, eau, etc.) où réside en son sein (minéraux, métaux, etc.)

Parmi les êtres inanimés muets, on trouve les inanimés solides, liquide et gazeux (littéralement « fumants »)

-Au degré médian les « animés immobiles », êtres vivants qui ne se déplacent pas. C’est la classe des végétaux, qui peuvent s’étendre ou se déployer dans l’espace, mais dont le pied ne peut se mouvoir.

Parmi les animés immobiles, on trouve les végétaux rampants, grimpants et verticaux, ces derniers constituant la classe supérieure. Enfin, les « animés mobiles », comprennent tous les animaux jusqu’à l’homme[9].

Globalement, selon Hampâté Bâ, étant créées à partir d’une énergie identique et démiurgique, toutes les créatures de l’univers, précisément de notre planète, seraient vivantes et possèderaient une certaine puissance. Toutes seraient capables de communiquer à un niveau de réalité inaudible pour le commun des mortels, c’est-à-dire à un niveau de réalité invisible (le vide), objet de connaissance sur le plan initiatique, pour parler comme Théophile Obenga ; et comme Eric de Rosny dont les ouvrages consacrés à la médecine ésotérique des populations africaines et particulièrement les Duala du Cameroun, évoque le cas de guérisseurs qui, en quête de puissance médicinale et curative, pénètrent dans la forêt sacrée pour prendre une partie de la force de l’arbre de la puissance. Voici l’un des témoignages qu’il fait sur le nganga, le médecin traditionnel Duala, peuple bantou, concentré au Cameroun :

Durant la cérémonie, le nganga murmure par bribes une invocation à l’arbre. Je suis un peu en retrait à flanc de pente et j’enregistre ses paroles à peine audibles. Alors la forêt se met à parler […] Mon magnétophone s’emplit du bruissement de milliers d’insectes, du frémissement des arbres, du grincement des arbres[10]. 

Grosso modo, la croyance de l’intelligence dans la nature et donc de l’unité du réel, reprise chez Kourouma, résonne comme une sagesse qui rappelle à l’homme qu’il est historiquement situé dans un processus de création où la pensée de l’être ne sépare point visible et invisible, profane et sacré, matériel et immatériel ; et où il lui est impossible de vivre de manière autonome par rapport aux autres forces (créatures) cosmiques capables de réagir brutalement à ses actions, tel que nous le voyons aujourd’hui avec l’écosystème planétaire qui ne peut plus supporter davantage nos effets dévastateurs. Cette croyance invite l’homme à aiguiser son intuition pour percevoir la totalité énergétique universelle, seule voie pour lui de recréer l’harmonie et le dialogue avec la biodiversité, le monde animal, le monde végétal, le monde minéral, et préserver la vie.

Un autre mythe, reproduit dans le discours narratif chez Kourouma, peut trouver son assise dans la moralisation des comportements. Il s’agit de la croyance aux ancêtres justiciers. Celle où en toutes circonstances et à tous les prix, les ancêtres conjurent les forces du désordre afin que l’ordre règne au sein de la société.

Dans les romans, ce mythe est visible sur l’itinéraire des personnages Fama, Djigui Keita, Koyaga, Birahima. Kourouma veut, à travers ces personnages, remettre au goût du jour ce passé où les dieux faisaient respecter l’ordre social et punissaient ceux qui le défiaient. Si Fama, prince de la dynastie des Doumbouya et garant de la tradition est présenté comme un misérable, un bon à rien qui meurt atrocement, c’est à cause de sa transgression. En quittant son village natal pour la ville, il s’est lui-même attiré les malédictions et le courroux des dieuxDjigui Keita subit la même colère en acceptant les privilèges des colons au grand dam de son peuple. Si le président de la République Koyaga vit des tribulations, c’est aussi parce qu’il a violé les principes de la communauté. Il est décrit comme un président dictateur, sanguinaire et voleur.

En fait, en reproduisant des scènes où les forces invisibles de la nature conjurent en toutes circonstances le désordre pour que l’harmonie sociale revienne, Kourouma reprend une croyance que semble approuver la science, et que la pensée africaine éclaire à travers le concept de la « Maât ». La Maât est présentée comme cet ordre cosmique déployé pour assurer l’harmonie entre les multiples énergies existentielles. Elle est considérée comme cette force qui éprouve l’univers du vivant en y maîtrisant les forces du désordre. C’est son architectonique évoquée dans le mythe d’Osiris que reprennent les textes de Kourouma dont les épilogues conduisent au rétablissement de la justice, de la vérité, de l’ordre social : le fait que Fama, prince de la prestigieuse dynastie des Doumbouya, ait choisi de résider en ville pour des raisons personnelles plutôt qu’au village, est un profond désordre des significations culturelles qui a attiré sur lui le malheur, la souffrance et la mort. De même que Djigui et Koyaga qui ont trahi le peuple, et Birahima qui a offensé sa mère. Ceci veut dire en d’autres termes que la Mâat, figure de la justice divine et ancestrale, permet le désordre qui fait d’ailleurs partie de la création : Fama a vécu longtemps dans la transgression depuis la colonisation et tout semblait lui sourire au début de son exil. Pendant des années, Djigui a ruiné son pays avec la complicité des colons ; Koyaga a tué et pillé avant et après son accession à la magistrature suprême. Seulement, quel que soit le temps que cela peut prendre, la Mâat finit toujours par restaurer l’ordre pour maintenir l’harmonie, l’équité, l’équilibre et la vie. Elle se présente donc comme une méthode d’accès à la vérité fondée sur la connaissance des relations existant entre les phénomènes physiques et métaphysiques, sur la connaissance de la totalité énergétique du cosmos, sur l’observation empirique des faits, mieux sur l’initiation. Elle se présente comme une vérité dont l’acquisition serait utile et nécessaire pour notre humanité plongée dans une crise de valeurs et écologique sans précédent. Étant donné qu’elle suggérerait à tout homme la juste mesure entre le bien et le mal en lui faisant comprendre qu’il s’agit des réalités indivisibles, des interfaces d’un même phénomène existentiel que la Mâat régule pour qu’il n’y ait pas de débordement, pour que la vie ne tombe pas dans le chaos. Bref, la revitalisation du mythe des ancêtres justiciers que reprend la philosophie mâatiste, suggère la bonne pensée envers soi-même et envers le reste de la création.

Dans l’ensemble, en donnant à lire des histoires où les forces invisibles conjurent le désordre, des histoires où la nature semble être intelligente, les romans de Kourouma soulèvent des questions ontologiques et axiologiques qui suscitent la nécessité d’une réappropriation de la version ancienne africaine de la pensée ; des questions dont les réponses demandent à conjuguer la raison logicienne avec la raison intuitive, la pensée moderne avec la sagesse traditionnelle.

 

Bibliographie

A, Kourouma,    Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970.

Monnè, Outrages et défis, Paris, Seuil, 1990.

En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998.

Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.

Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2002.

A, Hampâté Bâ, « La tradition vivante », in Histoire générale de l’Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, UNESCO, 1980.

E de Rosny, Les yeux de ma chèvre (Sur les pas des maîtres de la nuit en pays Douala, Cameroun), Paris, Plon, 1981.

M. Towa, L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979.

Science et vie, ″Pourquoi y a –t-il quelque chose plutôt que rien? ″, Mensuel no 970, 1998.


[1] S.I, p.170

[2] M.O.D, p.41

[3] E.A.V.B.S, p. 65.

[4] Ibid, p.11

[5] A.N.P.O, p.17.

[6] A.N.P.O p. 21

[7] Science et vie, ″Pourquoi y a –t-il quelque chose plutôt que rien? ″, Mensuel no 970, 1998, pp 56-62.

[8] M. Towa, L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979, p 44.

[9] A. Hampâté Bâ, « La tradition vivante », in Histoire générale de l’Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, UNESCO, 1980, p.198

[10] E de Rosny, Les yeux de ma chèvre (Sur les pas des maîtres de la nuit en pays Douala, Cameroun), Paris, Plon, 1981, p