Je suis dans un questionnement existentiel. Ce livre m’a rempli le cerveau d’interrogations et de dialogues entre moi et moi-même sur ce qu’est ou devrait être la liberté d’un créateur. Étant, férocement, d’avis que l’auteur ne doit écrire qu’en fonction de sa propre sensibilité, qu’en fonction de ses propres élancements de l’âme, je suis obligé de mettre un bémol dans ma conviction. Le « Trajectoires » de Pierre LAPORTE, paru en 2012 aux éditions « Diasporas Noires » m’a fait me poser des questions éternelles.
Oméga est un jeune homme. C’est la seule chose qui importe. Enfin, presque la seule chose.
Oméga, c’est surtout un jeune homme qui traine son regard sur sa vie et celle parfois bruyante des usagers du RER A. Témoin, contre sa volonté, des pugilats verbaux des urbains stressés en course vers leur chez eux.
« Sonnerie, démarrage, la soirée sur les rails qui font semblant de crier avec leur voix de ferraille usée. Les portables se déchaînent dans les poches, ça va vibrer en cœur dès qu’on sortira à l’air libre, les tunnels ménagent un suspens techno-épistolaire. »
Oméga, c’est surtout un prof ou un pion. Vacataire, surement, comptant ses heures et ses sous, évidemment. Et toujours, son regard sur tout, son esprit en vagabondage sur son banal quotidien.
« Le bruit est un objet en soi, obsession récurrent, je le chasse, le domestique, lui et moi on se croise, quand il s’enfle, j’ai l’impression qu’il m’éclabousse, quand il réduit, je m’amplifie, nous sommes du même souffle. Les élèves me saluent, me disent à bientôt, j’ai fait une brève intrusion dans leur semaine, eux dans la mienne. »
Oméga, c’est, est-il besoin de le préciser, un être amoureux. Cocu. Est-il besoin de le préciser. Au détour d’une terrasse, hasard ou Colombo qui se renie, il assiste à son émasculation par la grâce de cette Armelle qui à son rival colle une pelle.
« Ils s’étaient quittés sur le pas de porte, la vision du baiser l’avait traversé sur le coup, fugacement comme une aiguille dont on sent l’entrée dans la chair puis à laquelle on s’habitue pour quelques secondes. »
Oméga, c’est un Homme quasi banal qui, sur sa blessure, s’empresse de splacher un cataplasme. Le pire des cataplasmes car la Armelle n’est qu’un placebo mélaniné censé soigner le blues d’une vie maritale qui s’enfonce dans les sables mouvants de l’aigreur, de la rancune.
« Moi non plus je ne l’aime pas, on baise bien, avec vigueur, moi par dépit, elle, je ne sais pas, avec ma femme la position allongée c’est celle que j’ai devant la télé, quand elle rentre du boulot. »
Oméga, c’est l’homme qui apprend le mot michetonneuse par l’expérience. Et que le dépit a rendu haineux, en quête de vengeance ou simplement en désir de cracher son dégout. De lui-même.
« Qu’on soit débordant de haine ou débordant d’amour Nous débordons.
Nous sabordons la finesse tendue
Entre deux montagnes épaisses et tragiques
Comme un fil à linge
Et d’un verre solidaire nous rongeons l’embouchure. »
Oméga, c’est aussi le vengeur. Celui qui fait payer à d’autres les effluves de la déconfiture qui lui collent encore à la peau. C’est celui qui se penche sur la futilité du dent pour dent quand il échoit sur les larmes de celle qui a le malheur de s’accrocher au cœur cramé.
« Et c’est là une arme de culpabilisation massive, en la matière ne nous y trompons pas, une rupture est un acte juridique informel, la douleur ostensible est toujours à la fois pièce à conviction et la preuve de la probité, un argument à charge, qu’importe le contexte, elle établit de facto la réalité du délit si elle est constatée. »
Oméga, c’est… Oh, après tout, à vous de le découvrir. De découvrir le regard de cet homme sur la vie, sur le monde. Son regard sur l’humanité mais aussi, et surtout, découvrir son regard sur l’art du récit.
« La presse les avait surnommés « le gang des profanateurs cliniciens », ils récupéraient les prothèses sur les patientes décédées pour faire des économies, car, magie de la technologie, le silicone dure plus longtemps que son usagère… Les listings des clientes, y compris ceux de leurs concurrents étaient recoupés avec la rubrique nécrologique. »
Parce que, oui, ce livre est avant tout un regard sur l’art du récit. Un regard qui, par définition littéraire, n’appartient qu’à l’auteur, qui est dans son univers, dans son monde, dans sa tête et y extrait ses milles et un contes pour les poser devant nous. Et nous ? Et nous, nous prenons ce conte avec notre background personnel et nous le lisons, l’interprétons à notre façon. D’où ma diatribe du début.
Ouf, j’y reviens !
Ce petit livre de soixante-seize pages vous laissera – peut-être – aussi perplexe que moi. La forme y est. Le récit est raconté dans une succession de petits textes traités soit en prose, soit en vers, qui toujours se veulent très poétiques. L’âme de l’auteur y déverse son amour des mots. Et quelque part dans le dédale de ses mots, il nous perd.
Quand on lit « Trajectoires » , on a la furieuse impression d’être dans une Galerie d’art post-moderne où se battraient tour à tour les Murakami, Soulage, Broch, Burgee… et dans lequel nous sommes plongés sans avoir les clefs de la compréhension. Nous ressentons vaguement une atmosphère, nous voyons dans les traits biscornus, dans les nuances de noir, dans le Kawai exacerbé, etc… qu’il y émane une sorte de beauté, sans pouvoir mettre le doigt dessus, sans pouvoir trouver les liants.
« Trajectoires » donne cette impression. La forme est belle, les mots sont beaux, l’histoire en filigrane semble attrayante mais l’on passe à côté de quelque chose. Plusieurs des textes – courts – semblent « sortir » le lecteur de l’histoire, sans lien avec le fil rouge alors qu’ils sont censés faire sens dans une fresque homogène.
L’auteur a choisi sa liberté totale et nous enjoint à le suivre. La question alors est, un conteur peut-il s’exonérer de la nécessité de prendre en compte le lecteur ?
D’accord, prendre en compte celui qui lira c’est courir le risque de brider sa liberté de créer et, cependant, l’on crée des contes pour les autres. Ne devrait-on donc pas systématiquement penser que le lecteur à besoin des clefs ?
Question aussi récurrente que la quadrature du cercle dont je ne saurais trouver ici la réponse.
N’empêche, Pierre LAPORTE nous offre un moment sympathique de lecture, plein de poésie et de beaux mots qu’il nous faudra lentement mastiquer afin de pouvoir digérer tout le texte et en tirer toute la substance.
« Trajectoires »
Pierre LAPORTE
Éditions Diasporas noires – 76 pages