En 1947, Jean-Paul Sartre publie les premières moutures de son essai intitulé Qu’est-ce que la littérature ? finalement disponible en ouvrage complet en 1948. L’économie de cet ouvrage, dans la compréhension de fond de ce que la littérature s’assigne comme nouveaux enjeux, se décline à travers trois articulations essentielles : « qu’est-ce qu’écrire ? », « pourquoi écrire ? » et « pour qui écrit-on ? »

Le premier mouvement de la pensée de Jean-Paul Sartre cherche à définir ce qu’est l’acte d’écrire. Celui-ci n’est pas une aventure intransitive, comme le fait la poésie, mais un choix de la puissance du verbe pour la désignation des réalités comme le fait la prose. En réalité, pour Sartre (1948 : 31), le rôle de l’écrivain se justifie par le fait qu’il est celui qui « a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité ». On l’a compris, c’est dans le distinguo entre la poésie (celle surtout à vocation ornementale) et la prose (à caractère instrumental) que Sartre va tenter de conduire le besoin/devoir d’efficacité de la littérature. Ainsi, là où la prose se sert des mots, la poésie sert les mots. Le poète voit aux mots des objets/matériaux tandis que le prosateur voit aux mots des désignateurs d’objets. L’un est chanteur, l’autre est parleur. Et, précisément, parler, c’est agir. C’est en parlant que l’on parvient à dévoiler ; et, au truchement du dévoilement, on émet en perspective le changement. On paraphrase là le diptyque sartrien à savoir : « parler, c’est agir » et « dévoiler, c’est changer ».

C’est justement par la pertinence du dévoilement que se révèle aux hommes la conscience de leur condition. À la question donc de savoir ce que c’est qu’écrire, nous répondrons avec Sartre qu’écrire, c’est révéler. Révéler, c’est faire en sorte que personne ne puisse ignorer le monde et, si on connaît le monde, on ne saurait s’en dire innocent. À la lecture des romans de Mongo Beti, bien qu’a priori des œuvres de fiction, nous sommes immanquablement plongés dans le monde du palpable et du tout à fait vrai. La vraisemblance de ces romans donne à lire un écrivain soucieux de mimer la factualité des scènes sociales dévoilées au lectorat. Mongo Beti a choisi d’écrire pour changer à travers le dévoilement. On sait qu’avec Sartre (1948 : 29), « dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer ».

Si l’idée de changement est évoquée, qu’est-ce que Mongo Beti aborde donc dans ses romans ? C’est bien la politique qui est au cœur de sa création romanesque. Il n’a jamais rien su faire d’autre que cela. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même au cours d’une interview qu’il accorde à la revue Boutures en 2000 : « J’ai toujours été personnellement incapable de séparer la politique de la littérature. » D’où donc l’idée de soutenir la permanence de ce thème dans son écriture. Ce que partage aussi Owono-Kouma (2008: 15) : « d’un point de vue thématique, ils [les récits] s’organisent autour [du] pouvoir dont on connaît à la fois la récurrence et l’importance chez le romancier camerounais. » L’on comprend dès lors que pour Mongo Beti (1955) (in Djiffack (2007 : 36), « écrire sur l’Afrique noire, c’est prendre parti pour ou contre la colonisation. Impossible de sortir de là. »

Pour rentrer justement en plein dans la technique du dévoilement, considérons ce passage encore actuel dans l’Afrique contemporaine tiré de Perpétue (1974/2003 :79) :

Mais dites-moi pourquoi notre président tout puissant, seul chef comme il aime à le dire ou à le faire claironner, […] n’a pas créé une seule usine de médicaments ? Un gouvernement noir, fondant des usines avec l’argent des Noirs, pour donner des médicaments à ses frères noirs, ça devait être cela l’indépendance, non ? « Oui, je sais, les Noirs n’ont pas l’argent, voilà ce que chacun va répétant à l’envi. Alors, avec quoi Baba Toura s’est-il payé un avion personnel, un hélicoptère, un palais, ses propriétés sur la Côte d’Azur, les Mercédès ultra-modernes des ministres, des directeurs et des secrétaires généraux ? Et il ne reste plus un seul sou en caisse au moment de nous fabriquer quelques ampoules d’antibiotique ou quelques comprimés d’aspirine ou de quinine ? Comme c’est étrange !

Toute cette énumération des travers d’une république postcoloniale d’Afrique permet de mettre à découvert ce que Man Bene (2012) appelle « le péché originel » du mode de gouvernance budgétivore à volonté des leaders politiques subsahariens. Mongo Beti a donc décidé de s’engager en dénonçant tous les constituants de la vaste entreprise de spoliation de l’Afrique. Il a fait le choix de ne pas se taire et ce, à ses risques et périls.

Le deuxième mouvement de la pensée de Sartre s’attache à répondre à la question « pourquoi écrire ? » En effet, pour bien comprendre les fondements de cette question, il faut y greffer les contenus liés à la communication et à la liberté que poursuit l’acte d’énonciation littéraire. Ainsi, l’écrivain, en tant que créateur, construit son modèle social et esthétique pour l’adresser à son lecteur. Il s’instaure dès lors entre le lecteur et l’écrivain une relation communicative intense où se tisse le besoin existentiel qu’est la liberté. Sartre (1948 : 81) précise à propos que l’écrivain, saisi en tant qu’homme libre, s’adresse à des hommes marqués par le désir d’être libres, n’a qu’un seul sujet : la liberté. Sartre (1948 : 82) adosse un tel postulat sur le préalable qu’« écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ». Ainsi, si dévoiler, recréer, changer sont consubstantiels à l’écriture engagée, celle-ci se veut toute aussi une matérialisation de l’intention de l’auteur dans son texte. Sartre semble, de ce fait, poser le principe de ce qu’on pourrait appeler l’écriture-problème.

Mongo Beti honore à cela dans la mesure où son œuvre a toujours visé la réalisation de l’autonomie réelle des Africains des invectives internes et externes. Ainsi, sous forme d’un discours apologétique, voici comment l’avocat, dans le roman L’Histoire du fou (1994 : 205), prophétise le rêve qu’on peut bien attribuer au romancier :

Tenez bon, camarades. Persévérez et l’Afrique terrassera enfin l’hydre qui la tourmente depuis la nuit des temps. Faites comme Nelson Mandela, ce messie des temps modernes, qui vient de sortir de prison, triomphant, avec son peuple, d’un demi-siècle d’indicibles souffrances. Survivez jusqu’à l’an 2000, et alors un monde merveilleux s’ouvrira devant vous.

On sait que pour que cela arrive, il faudrait que les Africains se libèrent de toute forme de dépendance et d’auto-spoliation. Pour cela, le discours de Mongo Beti se caractérise par sa fermeté, sa vigueur, son style frontal et frondeur. Voici comment, cité par Paul Yange (2005), il se justifie : « Je suis un disciple de Voltaire […], je sais que je suis dur, mais quand on lutte contre des salopards, car je ne peux pas qualifier autrement le néocolonialisme, on ne peut pas être laxiste ». Cette lutte vise donc, avec une certaine obsession, la liberté de tout un continent. On comprend, dès lors, l’affirmation de Djiffak (2000 : 26) pour qui « La préoccupation quasi obsessionnelle qui se dégage de la vie et de l’œuvre de Mongo Beti est, pour ainsi dire, le concept de liberté. » Entre la liberté de penser et la liberté de se mouvoir chez soi, de décider par soi-même de ce qui est bon pour soi, Mongo Beti a compris que c’est aussi par l’écriture qu’une telle fin noble doit être recherchée.

Convaincu de ce que se taire est une lâcheté, Mongo Beti, dans sa saisie de l’attitude/posture romanesque de Camara Laye, estime qu’au lieu de s’engager sur la voie de la dénonciation, « le clerc noir [le romancier de L’Enfant noir] fera donc semblant de ne pas prendre parti, il se réfugiera parmi les sorciers, les serpents-de-grand-père, les initiations à la nuit tombante, les femmes-poisons et tout l’arsenal du pittoresque de pacotille. Il méconnaîtra tout ce qui peut le compromettre, et singulièrement la réalité coloniale. » Cité par Djiffack (2007 : 36-37).

Même si, par contre, parler s’avère être un risque, Mongo Beti participe de la construction d’un espace meilleur pour la postérité africaine. À la question posée par Sartre, Mongo Beti répond harmonieusement par l’écriture-problème où l’absence de liberté conditionne ses prises de position romanesques.

Le dernier mouvement de la pensée de Jean-Paul Sartre repose sur la question « pour qui écrit-on ? » Sartre posait par là le problème lié à la destination du texte littéraire. Évidemment, l’écrivain écrit pour un lectorat précis. Celui-ci doit tendre vers l’universel même si par ailleurs il s’agit surtout, et très souvent, du lecteur contemporain avec qui l’écrivain partage une communauté de savoirs et de valeurs. C’est justement la raison pour laquelle Benoît Denis (2000 : 58) souligne que « la littérature engagée se caractérise donc par le fait qu’elle s’inscrit explicitement au cœur du texte l’image du destinataire qu’elle a choisi, ouvrant de la sorte l’espace d’une réflexion centrée sur la problématique de la réception ». D’ailleurs, Sartre (1948 : 92) confirme une telle orientation dialogique de l’acte d’écriture vers un public cible en reconnaissant que « c’est en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet ».

Mongo Beti, pour prendre son cas, s’adresse au lecteur occidental d’une part. Eric Essono Tsimi le reconnaît si bien en ces termes : « L’écrivain africain, aujourd’hui, est un écrivain qui se justifie, comme hier. C’est un écrivain qui écrit pour un public occidental auquel il destine sa prose ». D’autre part, Mongo Beti s’adresse à l’élite africaine au pouvoir. Il plaide donc pour l’amélioration des conditions de vie de la grande masse auprès du cercle fermé des pouvoirs internes et externes. Mongo Beti (1955) in Djiffack (2007 : 34) reconnaît clairement l’extraversion de l’écriture littéraire africaine en ces termes : « les écrivains noirs ne peuvent même pas écrire pour un public noir ! […] Il faut se dire en effet que le romancier africain, qu’il soit blanc ou noir, écrit essentiellement pour le public français de la métropole ».

C’est justement pour cette raison que dans Trop de soleil tue l’amour (1999 : 11), on retrouvera des occurrences du genre « ici » ou « chez nous » pour essayer de décrire à l’étranger, le contexte africain qui lui est représenté. Considérons ces propos du narrateur : « D’abord, ici, rien ne rime jamais à rien. Est-ce que l’on imagine un pays, constamment en proie aux convulsions sociales, ethniques et politiques, sous-développé de surcroît, où le chef de l’État peut s’octroyer six grandes semaines de villégiature à l’étranger ? ».

Inspirons-nous également de ces propos d’Eddie pour comprendre le phénomène d’extraversion du texte romanesque africain :

Chez nous, le chef de l’Etat fait dans l’évasion des capitaux, ministres et hauts fonctionnaires dans l’import-export et autres business pas toujours honnêtes, curés et évêques dans le maraboutisme, assureurs et banquiers dans l’extorsion de fonds comme les gangsters, les écoliers dans la prostitution, leurs mamans dans le maquereautage, les toubibs dans le charlatanisme, les garagistes dans le trafic de voitures volées, on fait tous dans l’escroquerie. Notez aussi que nous demandons dans le même temps la démocratie, comme si nous prétendions marier le pôle Nord à l’équateur, le couvent au bordel. In Trop de soleil tue l’amour (1999 : 224).

Toutefois, il peut arriver que dans le propos du narrateur, l’adresse de son discours soit à la fois portée vers l’étranger et vers ses frères du terroir. C’est le cas dans cet extrait du roman Branle-bas en noir et blanc (2000 : 264) qui affiche un cas de resémantisation avéré sur le lexème « motiver » :

Freddy, selon l’usage local, suivait, comme on dit ici, son dossier au ministère des Finances. Cela consiste à motiver, c’est le terme traditionnel, […] chaque fonctionnaire habileté à apposer une signature sur chacun des dizaines de documents composant un dossier de retraite.

Si originellement « motiver » signifie justifier, causer ou stimuler, dans ce contexte précis, il réfère plutôt à « corrompre ».

Au final, on se rend bien compte que Mongo Beti a collé sa création romanesque sur le visage politique des relations internes externes où le peuple se trouve, à chaque fois, à l’étroit et où son quotidien reste des plus difficiles à soutenir. En effet, pris dans les tenailles d’un immobilisme caverneux où ses dirigeants brillent par le m’as-tu-vu et la jouissance, il est de bon ton que l’engagement sartrien trouve son écho dans l’esprit d’un bousculeur de protocole et d’égard tel que Mongo Beti. Voici d’ailleurs, pour terminer, une citation de lui qui décrit le quotidien d’un Président dont l’identité est facilement attribuable :

Le patron se lève le matin, on lui montre le porc-épic qu’on va lui préparer pendant qu’il mange son petit déjeuner. Après, il joue au songo, il boit, il joue au songo, il boit. A midi, il se bourre de viande comme Louis XIV. […] Ensuite il fait la sieste et recommence à jouer au songo. Il prend une collation, une espèce de goûter vers 17-18 h, puis il se remet à jouer au songo ou à regarder les films pornos. Et à 22-23h, on remange la viande en buvant le champagne. Il a un régime de vie et une diététique très mauvais. » In Kom (2002 :156).

Au demeurant donc, Mongo Beti, cité par Mohamadou Houmfa (2010), avait une envie de prégnance certaine. Son grand souci était souverain et constant : « Même mort, je ne voudrais pas être petit. » Il nous semble que le romancier réalise bien ce dessein jusqu’ici. En effet, les œuvres de Mongo Beti restent difficilement admises dans le système éducatif camerounais et les régimes contre lesquels il a engagé son énergie ressentent encore le fouet strident de la plume acerbe de l’âme immortelle de l’écrivain/romancier.

Références bibliographiques

–        Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil (Points), 2000.

–        Ambroise Kom, Mongo Beti parle, Bayreuth, Bayreuth African Studies, 2002.

–        Man Bene, « Cameroun. Du « détournement des fonds publics » au « détournement des enfants » », 2012, in http://www.cameroonvoice.com/news/article-news-6276.html consulté le 1er juin 2012.

–        Mongo Beti, Perpétue et l’habitude du malheur, Paris, Buchet/Chastel, 1974/2003.

–        Mongo Beti, Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard, 1999.

–        Mongo Beti, Branle-bas en noir et blanc, Paris, Julliard, 2000.

–        Mongo Beti, « Afrique noire, littérature rose », in André Djiffack, Mongo Beti : le rebelle I, Paris, Gallimard, 2007.

–        Auguste Owono-Kouma, Mongo Beti et la confrontation. Rôle et importance des personnages auxiliaires, Paris, L’Harmattan, 2008.

–        Eric Essono Tsimi, « Les meilleurs auteurs africains de la décennie sont des femmes », revue Diaspora noires, in https://diasporas-noires.com/les-meilleurs-auteurs-africains-de-la-decennie-sont-des-femmes

–        Mohamadou Houmfa, « Cameroun : Mongo Beti, 9 ans déjà… », in http://www.journalducameroun.com/article.php?aid=6647, consulté le 1er juin 2012.

–        Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (Idées), 1948.

–        Paul Yange, « À la découverte de Mongo Beti », 2005, in http://www.bonaberi.com/article.php?aid=1378, consulté le 29 mai 2012.

–        Revue Boutures, vol.1, n° 3, in http://www.lehman.edu/ile.en.ile/boutures/0103/entretien.html, 2000, consulté le 31 mai 2012.

Claude Éric OWONO ZAMBO

Université de Bergen, Norvège

La littérature moderne d’Afrique noire se situe au confluent de divers courants: ses propres traditions locales et diverses; l’impact des mondes islamiques et arabes; l’influence omniprésente du colonialisme européen et du christianisme. Les Africains se sont montrés particulièrement prolifiques depuis la Seconde Guerre mondiale; utilisant le français, l’anglais, le portugais et plus de quarante langues africaines, ils ont composé de la poésie, de la fiction, du théâtre, et inventé des formes d’écriture pour lesquelles il n’existe pas de descriptif dans le monde littéraire européen. Leurs œuvres dressent le portrait de la réalité politique et sociale moderne, et s’attachent aux systèmes de valeurs, qu’ils soient ou non africains. Dans le même temps, leurs écrits sont fondés sur les traditions indigènes et des visions du monde typiquement africaines.

Bien avant l’arrivée des Européens, avant même le développement de l’écriture, les peuples de l’Afrique sub-saharienne ont exprimé de façon artistique leurs pensées, leurs sentiments et leurs préoccupations les plus profonds, sous la forme de mythes, de légendes, d’allégories, de paraboles et de contes, de chants et de mélopées, de poèmes, de proverbes, de devinettes et de théâtre. Certaines formes traditionnelles de la littérature orale ont survécu jusqu’à nos jours, tandis que des formes nouvelles ne cessent d’apparaître. Elles expriment aussi bien des thèmes contemporains que des thèmes du passé. Leurs styles sont influencés par le monde extérieur, comme par les différentes cultures présentes en Afrique. Elles se sont adaptées aux influences modernes, et influencent elles-mêmes les différents modes d’écriture contemporains. Les littératures traditionnelles fournissent la trame des nouvelles structures, des nouvelles techniques et des nouveaux styles qui transcendent les modèles littéraires figés imposés par l’Europe.

La tradition orale

La tradition orale est un témoignage qu’une génération transmet à la suivante, ce qui comprend non seulement ce que l’on raconte des événements du passé, mais aussi toute une littérature orale où l’imagination a sa part. Il ne faut pas envisager l’oralité comme l’absence d’écriture, ce qui serait la définir de façon négative, par un manque; en réalité, la tradition africaine de littérature orale est aussi riche en contenu et en variété que celle de n’importe quelle autre sphère culturelle qui utilise l’écriture.

Cependant, son étude fait l’objet d’une méthodologie différente qui doit s’accommoder de la forme même de la transmission des traditions, mythes, contes, etc. Cette tradition est moins connue du monde occidental que l’art africain, car elle a été peu étudiée et n’a pas connu les mêmes formes de diffusion. Les récits en prose – mythes, légendes, contes folkloriques, anecdotes et plaisanteries – sont les formes de littérature orale qui ont fait l’objet de la plus vaste collecte, mais on trouve dans la société africaine d’autres formes d’expression, tout aussi importantes. Ce sont les proverbes, les devinettes, les textes de chanson et de drames, la poésie, les noms faisant l’éloge des individus (titres honorifiques), et les phrases très difficiles à prononcer. Ces formes à la base homogène sont remarquablement vivaces, même auprès des habitants des villes malgré les rapides évolutions culturelles que connaissent les zones urbaines. De fait, certains gouvernements se sont appuyés sur la littérature traditionnelle pour promouvoir des idées d’identité et de solidarité nationalistes. L’influence de l’héritage oral se fait nettement ressentir dans les thèmes, le style, et l’esprit des œuvres de nombreux écrivains contemporains.

Mythes et légendes

On a estimé qu’il existait en Afrique plus de deux cent cinquante mille mythes, légendes et contes populaires. Dans la plupart des récits en prose, on remarque le même genre – des intrigues – et le même contenu – péripéties, personnages et objets – que ceux que l’on retrouve dans d’autres sphères culturelles de l’Ancien Monde, unité résultant du brassage des cultures. Pourtant, chaque société africaine a modelé ces éléments au sein de sa propre littérature, en fonction de ses propres modes de pensée, comme le dit un initié peul: «Le savoir est connaissance de l’homme, mais aussi de tout ce qui n’est pas l’homme, car il lui a été donné de connaître ce qui n’était pas lui» (Amadou Hampaté Bâ, Koumen).

Parmi les plus célèbres mythes transcrits par des ethnologues figurent les mythes dogons; dans leur ouvrage le Renard pâle, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen définissent ainsi les mythes: des «explications indigènes des manifestations de la nature (anthropologie, botanique, zoologie, géologie, astronomie, anatomie et physiologie) comme des faits sociaux (structures sociales, religieuses et politiques, techniques, arts, économie, etc.)». Les mythes et les légendes sont donc rarement différenciés de l’Histoire dans les classifications indigènes, mais considérés au contraire comme de vrais récits historiques que l’on distingue des contes populaires, supposés fictifs. Les contes magiques mettant en scène des animaux comme la tortue, le lièvre, le lapin, le chevreau ou l’araignée sont les plus connus des récits africains.

Dans les récits magiques mettant en scène des hommes et des dieux, on trouve principalement des rois et des roturiers, des jumeaux, des chasseurs, des ogres, et le «petit peuple».

Proverbes, devinettes et contes

Les proverbes sont souvent employés pour renforcer des arguments, et pour enrichir la conversation. Les utiliser avec habileté est, dans les sociétés africaines, un signe d’érudition et d’élégance dans l’expression. De nombreux proverbes sont très subtils, et ne peuvent être compris que par les auditeurs familiarisés avec la culture de celui qui les énonce; aussi, l’étude des proverbes offre-t-elle une vision précise des valeurs de base d’un groupe culturel.

Les devinettes ont été beaucoup moins étudiées que les proverbes, car elles sont principalement utilisées par les enfants. Elles sont plutôt formulées comme des assertions que comme des questions, et la relation entre l’interrogation et la réponse peut être subtile au point de nécessiter une connaissance approfondie de la matrice culturelle. On rencontre aussi des devinettes d’intonation (assertions reliées entre elles uniquement par la similarité de l’intonation), ou des devinettes-proverbes (adages liés par le sens, mais qui peuvent être utilisés indépendamment). Parfois les devinettes ne sont pas destinées à surprendre l’auditoire, mais à établir une sorte de dialogue social, dans lequel les réponses sont connues de tous, et proférées à l’unisson. Dans la plupart des sociétés africaines, la plupart des membres du groupe connaissent les devinettes.

Le conte, élevé en Afrique au rang des beaux-arts, peut, dans certaines sociétés, être rapporté par des conteurs professionnels. Les contes populaires sont généralement racontés le soir durant la saison sèche, et l’interaction entre le narrateur et l’auditoire atteint souvent des sommets d’intensité dramatique. Le bon conteur est un acteur consommé, utilisant ses mains, sa voix et son corps pour renforcer ses effets, quand il mime les tours du magicien, ou la traque du chasseur. Les devinettes précèdent souvent la narration, et le conte est ponctué de musique et de chants, avec la participation du public. L’auditoire peut répondre à une question du narrateur, ou faire office de chœur en accompagnant les chansons en solo. Au fur et à mesure du déroulement de l’histoire, le public peut manifester son approbation ou critiquer le narrateur s’il juge sa performance insatisfaisante.

Fonctions de la tradition orale

Les différentes formes de littérature orale remplissent plusieurs fonctions dans la société africaine. Sources de distraction, elles ont également une valeur éducative pour les jeunes, diffusent les rituels et les croyances, encouragent la conformité aux normes culturelles, et apportent un soulagement psychologique dans un cadre institutionnalisé. Souvent, une consigne de bonne éducation est ajoutée à la fin des contes racontés aux enfants, pour insister sur ses implications morales. Les devinettes servent à dégourdir l’esprit des jeunes gens, tout comme les énigmes dont on ignore la réponse, qui ont la même fonction auprès de leurs aînés. Les mythes font autorité en matière de croyance surnaturelle et de pratique rituelle, et servent à justifier la propriété terrienne, la position sociale et l’autorité politique. Les proverbes peuvent être utilisés dans la conversation courante pour guider, encourager, complimenter, admonester ou désapprouver. Ils sont parfois cités dans les tribunaux comme précédents dans le déroulement d’une plaidoirie, ou utilisés comme artifices rhétoriques pour impressionner les juges. Des associations de théâtre chez les peuples parlant la langue ibibio (sud-est du Nigeria) utilisent des pièces satiriques jouées par des humains et des marionnettes pour exercer une pression sociale sur des personnes ou des groupes ne parvenant pas à se conformer aux préceptes culturels.

Enfin, les distorsions de la réalité culturelle présentes dans les contes peuvent symboliser l’accomplissement d’un désir. Les personnages des contes agissent souvent comme les gens souhaiteraient le faire s’ils n’en étaient empêchés par les limitations sociales. Ainsi, le conte joue également un rôle de catharsis.

La littérature écrite

Les courants de la littérature écrite, comme ceux de la littérature orale, remontent loin dans le passé. Antar (Antara ibn Shaddad al-Absi), un guerrier-poète afro-arabe mort en 615, avant l’avènement de l’islam, est au centre d’un célèbre récit épique intitulé le Roman d’Antar, 10 volumes, 1865-1877; Antar, le roman d’un bédouin, 4 volumes, 1819-1820 (un tiers de traduction intégrale). Certaines parties de ce prototype de roman de chevalerie arabe ont été écrites par Antar lui-même. Ses narrateurs ont créé leur propre style et ont été baptisés «antaristes» antariyya. Certains des vers d’Antar et d’autres poèmes du long Roman font référence à ses origines africaines, et c’est la première œuvre classique dans laquelle on trouve trace de préjugés liés à la couleur de la peau. Le poète noir Abu Dulama ibn al-Jaun, mort en 777, composa des vers plein d’esprit pour la cour abbasside de Bagdad. Ziryab (Abul Hasan Ali ibn Nafi), un Afro-Persan connu sous le nom de «Rossignol noir», se rendit en 822 en Espagne, où il contribua de façon considérable à l’évolution de la poésie, de la musique et du chant en Andalousie.

Tous ces poètes étaient nés esclaves. D’autres écrivains africains déracinés se firent connaître dans différentes parties de l’Europe, et plus tard aux Amériques. Parmi eux, citons Juan Latino (né en Guinée), qui écrivait en latin, et Afonso Alvares, le premier à écrire dans une langue européenne (le portugais). L’expérience de l’esclavage puis de l’affranchissement a inspiré ce qui est sans doute le premier récit d’exil africain composé dans une langue européenne: The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano or Gustavus Vassa the African, Written by Himself (1789). Dans cette autobiographie, Equiano décrit son enfance au Nigeria, son enlèvement, sa vie d’esclave dans le Sud américain et dans les Caraïbes, et enfin sa vie d’homme libre en Grande-Bretagne.

Les premières traces de littérature écrite en Afrique remontent au XVIIIe siècle, avec un manuscrit en swahili Ubendi wa Tambuka («le poème épique de Tambuka»), daté de 1728.

Au XIXe siècle, on compte la poésie de Joaquim Dias Cordeiro da Matta (Angola) et de Caetano da Costa Alegre (São Tomé), ainsi que diverses œuvres en xhosa d’Africains du Sud: poèmes et récits autobiographiques et de fiction de Samuel E. K. Mqhayi; poèmes et hymnes de Kobe Ntsikana; poésie didactique de William W. Gqoba; écrits contestataires de Hadi Waseluhlangani qu’on appelait «la Harpe du peuple».

Les pionniers du XXe siècle

Parmi les auteurs pionniers de la littérature noire africaine moderne d’avant 1945 se détachent quatre figures, dont trois s’expriment dans des langues africaines.

Le premier romancier moderne du continent à atteindre une reconnaissance internationale, Thomas Mofolo (Afrique du Sud), a écrit trois importants ouvrages de fiction en sotho du sud: Moeti oa bochabela (1907, le Voyageur de l’Est, 1934), récit allégorique de la vie africaine dans l’ancien temps et de la conversion des Africains au christianisme; Pitseng (1910), une histoire d’amour dans un village relatant l’éducation et la cour amoureuse de deux jeunes gens; et le plus célèbre des trois,Chaka (1925), une biographie romancée de la grande figure héroïque de l’histoire zouloue, parue pour la première fois en 1925, traduite ensuite dans de nombreuses langues européennes. Dans les trois romans, on retrouve l’expression de la culture chrétienne de Mofolo, mais également la révélation d’une identification profonde avec son propre peuple et ses traditions culturelles.

Jean-Joseph Rabéarivelo (Madagascar) offre un tragique exemple de l’impact du colonialisme sur un esprit imaginatif et impressionnable. Rabéarivelo apprend le français en autodidacte, et rêve de rencontrer les poètes français qu’il admire de loin. Son pays devient pour lui une prison physique, morale et intellectuelle, ce qui le conduira au désespoir, puis au suicide. Bien qu’il tire son inspiration des poètes de France, il intègre dans son œuvre la qualité de la forme poétique orale malgache «hain-teny», et développe la technique de la métaphore filée. Sa poésie devient le substitut de la liberté qu’il est persuadé ne jamais devoir connaître. L’essentiel de son œuvre se compose de quatre volumes: Sylves (1927), Volumes (1928), Presquesonges (1924, publié en 1934), et Traduit de la nuit (1935).

Robert Shaaban (Tanzanie), est le premier écrivain africain en swahili à aborder des genres différents, inspirés autant de modèles anglais qu’africains. C’est un maître en techniques traditionnelles, mais il écrit plus pour être lu que pour être chanté. Shaaban est le premier à militer pour la reconnaissance du swahili comme langue principale de toute l’Afrique de l’Est, et il écrit des nouvelles et des poèmes pour un public qui, comme lui, n’a pas suivi d’enseignement supérieur. Ses essais, traitant de sujets très divers, sont rassemblés dans Kielezo cha Insha (1954, «essais modèles»), et ses autres œuvres dans une série de volumes intitulés Diwani ya Shaaban (à partir de 1959).

La fiction moderne en prose en yorouba connaît ses véritables débuts en 1939, quand Olorunfemi Fagunwa (Nigeria) écrit Ogboju Ode Ninu Igbo Irunmale, traduit par Wole Soyinka sous le titre The Forest of a Thousand Daemons (1968). Un vieux chasseur y raconte ses aventures dans la forêt vierge.

Beaucoup de ses récits sont des contes populaires, illustrant les croyances yorouba en matière d’esprits, de fantômes, et des choses étranges qui peuvent arriver dans la forêt. En même temps, le livre dépeint les problèmes ordinaires de la vie quotidienne dans les foyers traditionnels, le tout ponctué de réflexions morales ou éthiques. Les trois romans suivants de Fagunwa – Igbo Olodumare (1946, «la forêt du Seigneur»), Ireke-Onibudo (1948, «le bâton du garde»), et Irinkerindo Ninu Igbo Elegbeje: Apa Keta Olodumare (1954, «aventures dans la forêt d’Elegbeje») – sont tous l’histoire d’une quête. Sa dernière œuvre, Adiitu Olodumare (1961, «le secret de Dieu»), est plus réaliste. Fagunwa a montré comment les bases de la culture populaire pouvaient être intégrées à la fiction moderne. Ce faisant, il a su convaincre les Yoroubas instruits de la valeur de leur héritage traditionnel, et a exercé une influence importante sur d’autres écrivains nigerians.

La fiction moderne

Suivant la trace de Fagunwa, et utilisant fréquemment les mêmes éléments, Amos Tutuola (Nigeria) est l’auteur de six œuvres de fiction en anglais qui ont retenu l’attention au niveau international: l’Ivrogne dans la brousse (1952, traduit en français par Raymond Queneau, titre original The Palm Wine Drinkard); My Life in the Bush of Ghosts (1954, «ma vie dans la brousse des fantômes») ; Simbi et le satyre de la jungle noire (1955, Simbi and the Satyr of the Dark Jungle); The Brave African Huntress (1958, «la vaillante chasseresse africaine») ; The Feather Woman of the Jungle (1962, «la femme-plume») ; Ajayi and His Inherited Poverty (1967, «comment Ajaiyi reçut la pauvreté en héritage»). Tous ces récits sont des quêtes mystiques, des romans qui exploitent des contes et légendes yoroubas, dans un anglais qui ressemble à l’idiome populaire, mais qui utilise abondamment les références modernes – les rayons X, les fils électriques, le klaxon, et «le fantôme dont les mains sont des téléviseurs».La parution en 1958 de Le monde s’effondre (Things fall apart), de Chinua Achebe, marque l’essor du roman moderne d’Afrique noire en anglais. Achebe a mis dans sa fiction tout le monde africain, et son style doit beaucoup à la tradition orale en dialecte, à l’usage des proverbes, au rythme et à la teneur de la parole. Le monde s’effondre raconte l’histoire du désarroi d’une petite communauté du Nigeria, jusque-là soudée et bien organisée, au moment où les premiers missionnaires et les fonctionnaires coloniaux persuadent certains autochtones d’abandonner leurs croyances traditionnelles. Le Malaise (1960, No longer at Ease) est une suite, centrée sur un jeune homme pétri d’aspirations européennes, qui revient dans son village après avoir fait des études en Angleterre. La Flèche de Dieu (1964, Arrow of God) montre le christianisme comme une force de division dans la société africaine. La lutte entre les dieux a été complètement resituée dans l’arène politique.

Dans les années 1960, les écrivains de fiction d’expression anglaise tournent leur attention vers des problèmes plus contemporains. Dans le Démagogue (1966, A Man of the People), Achebe utilise la satire pour critiquer le gouvernement corrompu et la politique d’appareil. Le roman les Interprètes (1965, The Interpreters), de Wole Soyinka (Nigeria), offre une vue kaléidoscopique de la vie urbaine en Afrique, par l’intermédiaire des mésaventures simultanées de cinq différents «héros». Saison d’anomie (1973, A Season of Anomy) est une allégorie illustrant les expériences du Nigeria sous des gouvernements civils et militaires autoritaires. Les romans de Ayi Kwei Armah (Ghana) – Deux mille saisons (1973-1974, Two Thousand Seasons), Fragments (1970), et L’âge d’or n’est pas pour demain (1969, The Beautiful Ones Are Not Yet Born) – offrent une reconstruction et une évaluation visionnaire du passé, et simultanément, une vision très réaliste de la corruption et du déclin moral de l’Afrique indépendante. Le roman allégorique This Earth, My Brother… (1971), de

Kofi Awoonor (Ghana), décrit la dépression mentale d’un jeune homme au milieu de la confusion morale ambiante.

La fiction noire africaine d’expression française insiste sur la lutte contre le colonialisme, la recherche d’identité et le combat contre la tyrannie après l’indépendance. Mongo Beti (Cameroun) a tenté de détruire les prétendants à la supériorité politique, culturelle et spirituelle. Ses nouvelles font exploser à la fois les mythes chrétiens et coloniaux. Ville cruelle (1954) décrit la vie de paysans africains dans une exploitation de bois appartenant à des Européens. Le Pauvre Christ de Bomba (1956), Mission terminée (1957), et le Roi miraculé: Chronique des Essazam (1958) sont des études satiriques des absurdités et de la cruauté de la loi coloniale.

Remember Ruben (1974, le titre est en anglais) et Perpétue (1974) traitent de la lutte juste avant l’indépendance, et de l’impact de la loi autoritaire sur les individus. La Ruine presque cocasse d’un polichinelle (1979) reprend les mêmes thèmes, mais se déroule pendant l’indépendance.

Le style de Ferdinand Oyono (Cameroun), d’un réalisme voulu, agrémenté d’un humour mordant et d’un don d’observation sans pitié, domine ses principaux romans, Une vie de boy (1956), le Vieux Nègre et la Médaille (1956), et Chemins d’Europe (1960). La reconstitution pleine d’imagination d’une vision du monde et d’une réalité authentiquement africaines imprègne l’œuvre de Camara Laye (Guinée), que ce soit dans l’autobiographie émouvante et pleine de poésie intitulée l’Enfant noir (1953), ou dans le Regard du roi (1954), une allégorie complexe de l’interaction entre les valeurs africaines et européennes.

Ousmane Sembène (Sénégal) a connu une renommée internationale à la fois en tant que réalisateur de films, et en tant que romancier. Ses romans le Docker noir (1956), Ô pays, mon beau peuple! (1957), les Bouts de bois de Dieu (1960), l’Harmattan (1964), et le Dernier de l’empire (1981) sont conçus comme des épopées combinant la ferveur révolutionnaire et une vision particulièrement humaniste, allant bien au-delà du récit réaliste dans la description des forces et des faiblesses de l’être humain, de l’héroïsme et de la solidarité communautaire.

Ngugi wa Thiong’o (Kenya) est devenu le principal romancier moderne de l’Afrique orientale. Ses trois premiers livres décrivent des Africains sous la férule coloniale. Enfant, ne pleure pas (1964, Weep not, Child) est une histoire de pauvreté et de souffrance durant la guerre d’indépendance de son pays. La Rivière de vie (1965, The River Between) se déroule durant la fondation du Mouvement kikuyu pour les écoles indépendantes, tentative d’offrir une alternative à l’enseignement missionnaire. Et le blé jaillira (1967, A Grain of Wheat) est un récit compliqué et fort de trahison et de souffrance dans les soubresauts de l’indépendance. Les thèmes centraux de Ngugi sont le pouvoir politique et le mouvement de l’Histoire, tandis que la terre reste son principal symbole. Pétales de sang (1977, Petals of Blood) et Caitaani Mutharabaini (1980, écrit en kikuyu et traduit sous le titre le Diable sur la croix), sont des critiques virulentes du Kenya indépendant.

Le roman de l’écrivain soudanais al-Tayyib Sâlih, Mawsim al-hijra ilâ al-shimâl(1966, la Saison de la migration vers le nord) s’inspire dans sa forme du récit à la première personne dans le style de Conrad, dont il propose une interversion mimétique intéressante. Le roman part du cœur de l’Europe pour retourner au village natal du narrateur.

L’Afrique du Sud est riche de fiction en langues africaines, avec notamment les œuvres de A. C. Jordan et de Jordan K. Ngubane. Le roman de A. C. Jordan, Inggoubo yeminyaya (1940, «la colère des esprits ancestraux»), est devenu un classique de la fiction moderne xhosa. Celui de Ngubane, Uvalo Lwezinhlonzi (1957, «d’un regard, il provoquait la terreur»), écrit en zoulou, fut suivi de Ushamba: The Hurtle to Blood River, écrit en anglais (1974, édition révisée en 1979), ouvrage interdit en Afrique du Sud.

Le premier roman d’un écrivain noir d’Afrique du Sud à connaître un succès international fut Mine Boy (1946), de Peter Abrahams. Parmi ses œuvres, écrites pour la plupart alors qu’il vivait au Ghana, en Grande-Bretagne ou à la Jamaïque, on compte également Rouge est le sang des Noirs (1946), A Wreath for Udomo (1956), Wild Conquest (1950), le Sentier du tonnerre (1948, The Path of Thunder), et les deux romans autobiographiques Je ne suis pas un homme libre (1954, Tell Freedom), et Return to Goli (1953).

Les courts romans d’Alex La Guma offrent une peinture intense des réalités particulières de la vie en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid, mais vont bien au-delà des limites du naturalisme en plongeant un regard profond et dérangeant au cœur de l’humanité. A Walk in the Night (1962) et And a Threefold Cord (1964) décrivent la vie dans le ghetto du Cap. The Stone Country (1967) est inspiré de manière très réaliste de la propre expérience de La Guma en prison. In the Fog of the Season’s End (1972) a pour sujet la lutte activiste en Afrique du Sud, et Time of the Butcherbird (1979) traite de la ségrégation géographique et du déplacement forcé des populations noires vers les «homelands». Bessie Head, également sud-africaine de naissance, a passé pratiquement toute sa vie au Botswana; les thèmes de l’exil et de l’éloignement sont au centre de ses romans When Rainclouds Gather (1969), Maru (1971) et A Question of Power (1974). Le Zimbabwéen Dambudzo Marechera, mort du sida en 1987, trace une violente critique de la misère dans la Maison de la faim (1999, The House of hunger).

Es’kia Mphahlele est le plus célèbre des écrivains noirs d’expression anglaise d’Afrique du Sud. Son roman, Down Second Avenue (1959) est un chef-d’œuvre autobiographique, et il a été suivi d’un second ouvrage du même genre, Afrika My Music: An Autobiography, 1957-83 (1984). Mphahlele a également écrit des essais de critique littéraire: Voices in the Whirlwind (1972), et The African Image (1962, édition revue en 1974), et a traité le thème de l’exil dans deux romans: The Wanderers (1971) largement inspiré de son propre exil; Chirundu (1980), situé en Zambie, qui évoque le destin de deux Noirs exilés d’Afrique du Sud, dont l’un conclura que connaître à nouveau la détention et la torture est encore préférable à l’exil loin de son pays.

La nouvelle est une forme littéraire qui a fourni une riche moisson à l’Afrique du Sud. Celles de Mphahlele ont été rassemblées dans les recueils Man Must Live, and Other Stories (1947), et The Living and The Dead (1961). Nat Nakasa, Can Themba, Arthur Maimane, Bloke Modisane, Richard Rive, et Alex La Guma, ont entre autres, eux aussi produits des petits chefs-d’œuvre de ce genre.

D’expression portugaise, Bernardo Honwana du Mozambique s’est fait connaître lui aussi pour ses nouvelles. En Angola, José Luandino Vieira, s’est fait remarquer avec Luuanda (1964), trois longs contes qui restituent le langage et la vie des habitants pauvres des villes, tandis que Manuel Rui, dans le Porc épique (1999, Quem me dera ser onda) critique avec férocité la bureaucratie durant l’ère socialiste, dans une satire de laquelle ne sont pas exclues la tendresse et la réflexion philosophique.

La poésie moderne

La poésie africaine d’expression française est née en dehors du continent, parmi des auteurs qui ont tenté de redécouvrir leur identité africaine, de réaffirmer un sens perdu de la dignité, et de proclamer l’héritage de l’histoire et de la culture africaines aux yeux du monde dominé par l’Europe qui niait son existence. Dans son célèbre Cahier d’un retour au pays natal (1939), c’est le poète antillais Aimé Césaire qui a donné le nom de négritude, à cette affirmation de l’identité africaine.

Pour Leopold Sédar Senghor (Sénégal), le concept devient un thème à la fois esthétique et mystique; dans son essai l’Esthétique négro-africaine (1956), il tente de définir la négritude, qu’il a

illustrée dans son Anthologie de la nouvelle poésie noire et malgache de langue française (1948). Cette anthologie ainsi que ses propres recueils de poèmes Chants d’ombre (1945), Éthiopiques (1956), et Nocturnes (1961) ont fait de lui le chantre de cette négritude que l’on retrouve dans les poèmes de trois autres Africains de l’ouest:

Birago Diop, David Diop et Bernard Dadié. Le poème Souffles (1947), de Birago Diop, est souvent cité comme exemple de ce mouvement littéraire. Tchicaya U Tam’si (Congo), entremêle les influences du surréalisme, de Césaire, du symbolisme français, de l’imagerie catholique romaine, du paysage congolais et de l’angoisse de l’exil dans cinq puissants recueils de poésie – Feu de brousse (1957), À triche-cœur (1958), Épitomé: les mots de tête pour le sommaire d’une passion (1962), le Ventre (1964), et l’Arc musical (1969).

La poésie africaine d’expression anglaise traite de thèmes similaires. On y trouve souvent en plus un certain sens de l’humour, parfois amer et sardonique, parfois chaleureux et réellement comique.

Christopher Okigbo (Nigeria) semble échapper à l’aliénation et à la frustration des générations précédentes. Ses œuvres les plus connues, Heavensgate (en quatre parties, 1962), et Limits (1964), ont pour thèmes le supplice, l’angoisse, et la purification.

Deux recueils, Idanre (1967), Idanre and Other Poems (1967), et A Shuttle in the Crypt (1942), ont fait de Wole Soyinka un des plus importants poète nigerian. The House by the Sea (1978), ouvrage marquant de Kofi Awoonor, comprend une série de poèmes puissants écrits durant l’année où il a été emprisonné par un gouvernement militaire.

La poésie sud-africaine d’expression anglaise déborde de la passion de la contestation et du caractère poignant de l’exil. Dennis Brutus a publié différents recueils – Sirens, Knuckles and Boots (1963), Letters to Martha and Other Poems from a South African Prison (1968), Thoughts from Abroad (1970), A Simple Lust (1973), Strains (1975; édition révisée en 1982), et Stubborn Hope (1978) – qui évoquent l’emprisonnement, la révolution, la libération, et l’expérience de l’exil. Arthur Nortje, décrit par Brutus comme «peut-être le meilleur poète sud-africain de notre temps», a subi l’exil forcé et s’est donné la mort en 1970; ses poèmes sont rassemblés sous le titre de Dead Roots (1973). À l’instar de Brutus, d’autres poètes importants ont quitté l’Afrique du Sud pour écrire depuis leur lieu d’exil: parmi les œuvres de Mongane Serote, on trouve un important recueil de poésie, Tsetlo (1975), et un roman, To Every Birth its Blood (1981); parmi celles de Keorapetse Kgositsile, on remarque les poèmes rassemblés dans Spirits Unchained (1969), For Melba (1970), My Name is Afrika (1971), The Present Is a Dangerous Place to Live (1974), et Herzspuren (publié en Allemagne en 1980); Mazisi Kunene, poète et érudit de la littérature zouloue, s’exprimant en zoulou et en anglais, a tenté dans deux poèmes épiques de grande envergure – Emperor Shaka the Great (1979) et Anthem of the Decades (1981) – de restituer l’esprit, la substance, et les techniques de la tradition orale zouloue.Le nombre de poètes africains lusophones a considérablement augmenté au cours du XXe siècle. Parmi les plus célèbres dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale, citons Eugenio Tavares et Jorge Barbosa, tous deux originaires du CapVert, le poète et folkloriste aveugle Oscar Ribas, de l’Angola, Rui de Noronha, du Mozambique, et Francisco José Tenreiro, de São Tomé.

Le passage à la période moderne s’effectue à travers l’œuvre de Mario da Andrade (Angola), pas seulement par le biais de sa propre poésie, mais par celui de son anthologie riche et originale, Literatura africana de expressão portuguesa (1967-1968). Parmi les poètes contemporains, on distingue Agostinho Neto (le premier président de l’Angola), Valente Malangantana et José Craveirinha, du Mozambique, ainsi que l’Angolais Antonio Cardoso.

Le théâtre

Bien que l’art dramatique soit un genre florissant dans l’Afrique d’aujourd’hui, le théâtre sous forme de textes littéraires édités reste rare. Du point de vue de la culture africaine, les deux éléments ne sont pas contradictoires. Le théâtre est l’un des arts du spectacle les plus complexes et multidisciplinaires, et son développement remonte fort loin dans les traditions de l’Afrique noire. Le ntsomi était une forme d’expression xhosa, comme l’étaient les mascarades du Nigeria. La pièce zouloue Umxakazawakogingqwayo a été transcrite d’après une représentation orale de la fin du XIXe siècle. Le conte populaire, le chant des louanges ainsi que certains rituels et cérémonies avaient eux aussi un côté théâtral. Ils combinaient le chant, la musique, le mime, la parole scandée, la danse, et d’autres formes d’action symboliques, et s’accompagnaient de costumes, d’accessoires et de masques, tout en utilisant tous les éléments – intrigues, presonnages et action – qui se combinent au spectacle pour en faire du théâtre. Ils ont perduré jusqu’à nos jours, intégrant des éléments contemporains et souvent aussi des influences extérieures, à leurs modes et techniques de représentation. Ces traditions ont également donné naissance à de nouvelles formes modernes, telles que la «concert party» au Ghana, et le «folk opera» yorouba au Nigeria, qui ne se prêtent pas aisément à la publication de textes imprimés.

Les arts du spectacle africains se sont également développés sous la forme de pièces bibliques librement inspirées des Écritures, souvent pleines d’humour grivois, et dans lesquelles la musique africaine et les chants tiennent une place importante. Dans les années 1940 et 1950, Hubert Ogunde a sécularisé ce type de théâtre, le transformant tout d’abord en divertissement populaire, puis en critique sociale judicieuse, humoristique et efficace. Ogunde, imité par Kola Ogunmola (Nigeria), qui travaille dans la même veine, sont les créateurs du folk opera yorouba. Le chef-d’œuvre d’Ogunmola était une version mise en scène de l’Ivrogne dans la brousse, d’Amos Tutuola. Oba koso (1964, «Le roi ne pend pas»), de Duro Ladipo, est l’un des rares folk operas à avoir été publié dans sa langue d’origine, et ses Trois Pièces yorouba (1964), incluant Oba koso et Oba waja («Le roi est mort»), ont été publiées en version anglaise. Ces œuvres, inspirées de l’histoire, des mythes et des légendes yorouba, sont cependant bien plus savoureuses sous forme de spectacles. Les dialogues sont réduits au minimum; la langue, très imagée, est truffée de proverbes et d’allusions; les thèmes sont austères et souvent tragiques, et une grande partie de l’impact sur le public émane de la musique, du son des tambours, et des danses cérémonielles.

J. P. Clark (Nigeria) a écrit plusieurs pièces importantes en anglais: Song of Goat (1960), un drame émouvant se déroulant dans un village de pêcheurs ijaw (delta du Niger), The Masquerade (1964), The Raft (1964), et Ozidi, une version modernisée et scénique d’une cérémonie ijaw. Mais le dramaturge le plus significatif du monde africain reste sans conteste Wole Soyinka (Nigeria). Abordant du point de vue artistique la prise de conscience de l’identité africaine, s’ancrant dans l’univers mythique et cosmologique yorouba tout en traitant de sujets contemporains touchant non seulement au Nigeria, mais à toute l’Afrique, Soyinka a su créer des œuvres scéniques d’une grande puissance, souvent sur le ton du comique satirique.

Profondément africaines dans leur expression, leur perception et leur impact sont universels. Sa pièce la Danse de la forêt (1963, A Dance of the Forest), qui lui avait été commandée pour la célébration de l’indépendance du Nigeria, mais qui fut interdite de représentation, est une œuvre complexe qui, sur la trame des mythes yorouba, présente une nation examinant sans complaisance sa propre histoire, ses illusions, et les choix auxquels son peuple est confronté. Le Lion et le Bijou (1963, The Lion and the Jewel) et les Tribulations de frère Jero (1963, The Trials of Brother Jero) sont des satires comiques traitant de la vie dans les villages et dans les villes, et du vernis de l’européanisme. Un sang fort (1963, The Strong Breed) et les Gens du marais (1963, The Swamp Dwellers) donnent des portraits poignants de la vie villageoise. La Récolte de Kongi (1967, Kongi’s Harvest) trace le portrait d’un dictateur africain et du culte de la personnalité qui l’entoure. La Route (1965, The Road), l’Écuyer et la mort du roi (1975, Death and the King’s Horseman) et Fous et Spécialistes (1971, Madmen and Scientists) sont des drames philosophiques. Ce ne sont que quelques illustrations de la production théâtrale de Soyinka, qui a fait de lui le dramaturge le plus prolifique du continent.

Pour l’ensemble de son œuvre, théâtre, poésie, fiction, mais aussi critique et essais (Mythe, littérature et le monde africain (1975), Myth, Literature and the African World), Wole Soyinka s’est vu attribuer en 1986 le prix Nobel de littérature. Premier auteur noir africain à recevoir cet honneur, Soyinka l’a accepté, non pas en son seul nom, mais comme une reconnaissance de la réussite littéraire de l’Afrique tout entière.

Internationalisation ou particularismes

L’écrivain d’Afrique noire se trouve confronté à la fois à une internationalisation de ses codes de référence et à un réflexe d’intériorisation et de «désidéologisation» de son écriture. Sa recherche des publics et des partenaires culturels devient difficile pour des raisons à la fois très directement matérielles et financières (à l’exception du Nigeria, la production africaine dépend encore très largement des maisons d’édition et des financements non africains) et aussi très intellectuelles (l’écrivain a le choix de s’exprimer en une langue européenne – et il se coupe de la masse de ses compatriotes – ou en un parler «national» – et il disparaît dans la balkanisation culturelle). Une inquiétude morale et tragique traverse de plus en plus cette littérature. Il faut prendre conscience des liens quasi schizophréniques qui se sont tissés entre les écrivains africains et leurs publics. Comme le souligne le romancier nigérian Kole Omotoso, les romans «deviennent les produits d’une espèce de voyeurisme, un coup d’œil de ceux qui sont riches, la misère lue en silence par ceux qui n’en ont rien à faire de la dénoncer».

Source: http://fr.encyclopedia.yahoo.com

Lu sur http://www.diasporas-challenges.com

EDOUARD DJOB LI KANA,   Ph. D Student, Francophone literature.  Norwegian University of Science and Technology (NTNU),  Norvège. edokana@yahoo.fr ; edouard.djob-li-kana@ntnu.no 

Les romans de l’écrivain ivoirien, Ahmadou Kourouma, s’intéressent aux  mythes philosophiques africains, ceux qui portent sur la vérité générale de la nature et sur les valeurs devant régir l’action, l’existence individuelle et collective au regard de cette vérité.

Il en va ainsi du mythe de l’intelligence dans la nature. Nous pouvons le lire dans cet aphorisme qui titre la dernière veillée du roman les Soleils des indépendances : « Ce furent les oiseaux sauvages qui, les premiers, comprirent la portée historique de l’évènement »[1]. Cet aphorisme renseigne que la première annonce du décès du personnage Fama fut faite par des oiseaux doués de télépathie qui surent incroyablement l’évènement bien avant les habitants du village Togobala.

L’intelligence dans la nature est aussi exprimée dans ce titre qui ouvre la quatrième veillée du roman Monnè, Outrages et défis : « Chaque fois que les mots changent de sens et les choses de symboles, les Diabaté retournent réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses »[2]. Ici, le narrateur rapporte les propos du griot Diabaté qui trouve qu’il doit réapprendre à nommer les hommes, les animaux et les choses ; qu’il doit retourner à l’école réapprendre à communiquer avec la nature parce que les mots ont changé de sens, c’est-à-dire que la société de Soba, en pleine colonisation, est de plus en plus pervertie. Au fait, ces propos de Diabaté sous-entendent que les créatures de la nature peuvent dialoguer ; étant donné que le nom est une marque distinctive nécessaire pour faciliter la communication entre son porteur et les autres, et qu’il constitue un réceptacle qui sert à appeler son porteur ici-bas et dans l’au-delà.

Dans le roman En attendant le vote des bêtes sauvages, les proverbes obéissent à une construction particulière. Littéralement, ce sont des figures qui personnifient l’espèce animale et végétale. Il en va par exemple des énoncés tels que : « Si la petite souris abandonne le sentier de ses pères, les pointes de chiendent lui crèvent les yeux »[3]; « Si la perdrix s’envole, son enfant ne reste pas à terre »[4]. Au sens propre, « Si la petite souris abandonne le sentier de ses pères, les pointes de chiendent lui crèvent les yeux » veut dire que « si une souris abandonne le sentier de ses parents, elle sera frappée par un malheur ». Donc, ″la souris″ est personnifiée ici parce qu’on peut lui donner une âme et lui attribuer les caractéristiques d’un être humain, d’un enfant notamment. De même, dans la séquence « Si la perdrix s’envole son enfant ne reste pas à terre », ″la perdrix″ est personnifiée parce qu’on peut lui attribuer les caractéristiques d’une mère d’enfant. Au fait, si l’on s’en tient à leur sens premier, ces deux proverbes évoqués à titre illustratif feraient croire que tout est vivant, animal, végétal, minéral, et que toute espèce vivante est capable de communiquer.

Cette croyance, Birahima l’évoque aussi dans son discours. Ici par exemple : « Il faut toujours remercier l’arbre à Karité sous lequel on a ramassé beaucoup de bons fruits pendant la bonne saison »[5]. Ce proverbe enseigne la reconnaissance et la gratitude. Littéralement cependant, son sens prête à confusion dans ce sens que l’arbre à Karité dont parle Birahima est personnifié, un peu comme s’il pouvait dialoguer. Le passage où Birahima rapporte la naissance de sa maman souligne également la même croyance :

La nuit de la naissance de ma mère, ma grand-mère était trop occupée à cause aussi de mauvais signes apparaissant un peu partout dans l’univers. Cette nuit-là, il y avait trop de mauvais signes dans le ciel et sur la terre, comme les hurlements des hyènes dans la montagne, les cris des hiboux sur les toits des cases. Tout ça pour prédire que la vie de ma mère allait être terriblement et malheureusement malheureuse. Une vie de merde, de souffrance, de damnée[6].

Birahima raconte que la naissance de sa maman fut ponctuée de mauvais signes, les cris des hiboux, les hurlements des hyènes, qui préfigurèrent très tôt qu’elle allait connaître une existence difficile. Au fait dans ce passage, Birahima fait globalement allusion à un monde où tout vit et peut communiquer.

En gros, le mythe de l’intelligence dans la nature, subrepticement exprimé par les narrateurs de Kourouma au travers des proverbes et des images, tente de justifier l’unité du réel sur la base des critères informatif et communicatif. Donc, loin d’être une spéculation superstitieuse, ce mythe véhicule un message magico-scientifique que semble approuver la physique moderne dans sa description des origines du cosmos :

Au commencement était le vide […] Et d’une fluctuation quantique du vide naquit l’univers. Telle est la version moderne du fameux big-bang […] Ce vide quantique originel n’est pas vraiment vide – évidemment, puisque rien ne peut naître du néant absolu. C’est donc un vide plein, un faux vide, qui aurait enfanté la matière[7].

En effet, à la question ″pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ″ la physique moderne propose l’hypothèse d’un méta-univers qui aurait créé tout ce qui existe dans notre univers. Un méta-univers qu’elle présente comme un ″vide plein″, c’est-à-dire comme une matière non structurée, animée par des forces électromagnétiques et des fluctuations qui constituèrent l’essence des espèces amenées à exister ; des fluctuations dont les différentes vibrations provoquèrent l’éclatement du cosmos, une sorte de big bang, signe du commencement de notre temps.

La pensée africaine traditionnelle, fondée sur le mythe de l’intelligence dans la nature, est conforme à cette approche. Elle pense aussi qu’il y ait eu au préalable un avant-monde avant le temps de notre univers ; qu’il y ait eu une force commune, une matière commune et des fluctuations qui auraient conduit à la constitution de ce qui présentement « est », de la totalité de tout ce qui existe. Cet avant-monde, cette force et cette matière commune, les Africains le représentent sous la forme d’une eau inaugurale incréée et habitée par une puissance démiurgique, exactement comme les Égyptiens de l’antiquité avec qui ils partagent la même philosophie. Cheick Anta Diop l’a indiqué et Marcien Towa apprécie :

Les éléments de ressemblance entre la pensée égyptienne et la pensée du reste de l’Afrique noire nous semblent suffisamment nombreux et importants pour autoriser l’affirmation de l’existence d’une tradition philosophique africaine profonde remontant à la plus haute antiquité qui soit[8].

Dans ce tableau, Hampâté Bâ décrit mieux les manifestations de cette vie unitaire dans la planète terre :

Dans la tradition de la savane, et particulièrement dans les traditions bambara et peule, l’ensemble des manifestations de la vie sur terre est divisé en trois catégories, ou « classes d’êtres » elles-mêmes subdivisées en trois groupes :

-Au bas de l’échelle les êtres inanimés, dits « muets », dont le langage est considéré comme occulte, étant incompréhensible et inaudible pour le commun des mortels. Cette classe d’êtres contient tout ce qui repose à la surface de la Terre (sable, eau, etc.) où réside en son sein (minéraux, métaux, etc.)

Parmi les êtres inanimés muets, on trouve les inanimés solides, liquide et gazeux (littéralement « fumants »)

-Au degré médian les « animés immobiles », êtres vivants qui ne se déplacent pas. C’est la classe des végétaux, qui peuvent s’étendre ou se déployer dans l’espace, mais dont le pied ne peut se mouvoir.

Parmi les animés immobiles, on trouve les végétaux rampants, grimpants et verticaux, ces derniers constituant la classe supérieure. Enfin, les « animés mobiles », comprennent tous les animaux jusqu’à l’homme[9].

Globalement, selon Hampâté Bâ, étant créées à partir d’une énergie identique et démiurgique, toutes les créatures de l’univers, précisément de notre planète, seraient vivantes et possèderaient une certaine puissance. Toutes seraient capables de communiquer à un niveau de réalité inaudible pour le commun des mortels, c’est-à-dire à un niveau de réalité invisible (le vide), objet de connaissance sur le plan initiatique, pour parler comme Théophile Obenga ; et comme Eric de Rosny dont les ouvrages consacrés à la médecine ésotérique des populations africaines et particulièrement les Duala du Cameroun, évoque le cas de guérisseurs qui, en quête de puissance médicinale et curative, pénètrent dans la forêt sacrée pour prendre une partie de la force de l’arbre de la puissance. Voici l’un des témoignages qu’il fait sur le nganga, le médecin traditionnel Duala, peuple bantou, concentré au Cameroun :

Durant la cérémonie, le nganga murmure par bribes une invocation à l’arbre. Je suis un peu en retrait à flanc de pente et j’enregistre ses paroles à peine audibles. Alors la forêt se met à parler […] Mon magnétophone s’emplit du bruissement de milliers d’insectes, du frémissement des arbres, du grincement des arbres[10]. 

Grosso modo, la croyance de l’intelligence dans la nature et donc de l’unité du réel, reprise chez Kourouma, résonne comme une sagesse qui rappelle à l’homme qu’il est historiquement situé dans un processus de création où la pensée de l’être ne sépare point visible et invisible, profane et sacré, matériel et immatériel ; et où il lui est impossible de vivre de manière autonome par rapport aux autres forces (créatures) cosmiques capables de réagir brutalement à ses actions, tel que nous le voyons aujourd’hui avec l’écosystème planétaire qui ne peut plus supporter davantage nos effets dévastateurs. Cette croyance invite l’homme à aiguiser son intuition pour percevoir la totalité énergétique universelle, seule voie pour lui de recréer l’harmonie et le dialogue avec la biodiversité, le monde animal, le monde végétal, le monde minéral, et préserver la vie.

Un autre mythe, reproduit dans le discours narratif chez Kourouma, peut trouver son assise dans la moralisation des comportements. Il s’agit de la croyance aux ancêtres justiciers. Celle où en toutes circonstances et à tous les prix, les ancêtres conjurent les forces du désordre afin que l’ordre règne au sein de la société.

Dans les romans, ce mythe est visible sur l’itinéraire des personnages Fama, Djigui Keita, Koyaga, Birahima. Kourouma veut, à travers ces personnages, remettre au goût du jour ce passé où les dieux faisaient respecter l’ordre social et punissaient ceux qui le défiaient. Si Fama, prince de la dynastie des Doumbouya et garant de la tradition est présenté comme un misérable, un bon à rien qui meurt atrocement, c’est à cause de sa transgression. En quittant son village natal pour la ville, il s’est lui-même attiré les malédictions et le courroux des dieuxDjigui Keita subit la même colère en acceptant les privilèges des colons au grand dam de son peuple. Si le président de la République Koyaga vit des tribulations, c’est aussi parce qu’il a violé les principes de la communauté. Il est décrit comme un président dictateur, sanguinaire et voleur.

En fait, en reproduisant des scènes où les forces invisibles de la nature conjurent en toutes circonstances le désordre pour que l’harmonie sociale revienne, Kourouma reprend une croyance que semble approuver la science, et que la pensée africaine éclaire à travers le concept de la « Maât ». La Maât est présentée comme cet ordre cosmique déployé pour assurer l’harmonie entre les multiples énergies existentielles. Elle est considérée comme cette force qui éprouve l’univers du vivant en y maîtrisant les forces du désordre. C’est son architectonique évoquée dans le mythe d’Osiris que reprennent les textes de Kourouma dont les épilogues conduisent au rétablissement de la justice, de la vérité, de l’ordre social : le fait que Fama, prince de la prestigieuse dynastie des Doumbouya, ait choisi de résider en ville pour des raisons personnelles plutôt qu’au village, est un profond désordre des significations culturelles qui a attiré sur lui le malheur, la souffrance et la mort. De même que Djigui et Koyaga qui ont trahi le peuple, et Birahima qui a offensé sa mère. Ceci veut dire en d’autres termes que la Mâat, figure de la justice divine et ancestrale, permet le désordre qui fait d’ailleurs partie de la création : Fama a vécu longtemps dans la transgression depuis la colonisation et tout semblait lui sourire au début de son exil. Pendant des années, Djigui a ruiné son pays avec la complicité des colons ; Koyaga a tué et pillé avant et après son accession à la magistrature suprême. Seulement, quel que soit le temps que cela peut prendre, la Mâat finit toujours par restaurer l’ordre pour maintenir l’harmonie, l’équité, l’équilibre et la vie. Elle se présente donc comme une méthode d’accès à la vérité fondée sur la connaissance des relations existant entre les phénomènes physiques et métaphysiques, sur la connaissance de la totalité énergétique du cosmos, sur l’observation empirique des faits, mieux sur l’initiation. Elle se présente comme une vérité dont l’acquisition serait utile et nécessaire pour notre humanité plongée dans une crise de valeurs et écologique sans précédent. Étant donné qu’elle suggérerait à tout homme la juste mesure entre le bien et le mal en lui faisant comprendre qu’il s’agit des réalités indivisibles, des interfaces d’un même phénomène existentiel que la Mâat régule pour qu’il n’y ait pas de débordement, pour que la vie ne tombe pas dans le chaos. Bref, la revitalisation du mythe des ancêtres justiciers que reprend la philosophie mâatiste, suggère la bonne pensée envers soi-même et envers le reste de la création.

Dans l’ensemble, en donnant à lire des histoires où les forces invisibles conjurent le désordre, des histoires où la nature semble être intelligente, les romans de Kourouma soulèvent des questions ontologiques et axiologiques qui suscitent la nécessité d’une réappropriation de la version ancienne africaine de la pensée ; des questions dont les réponses demandent à conjuguer la raison logicienne avec la raison intuitive, la pensée moderne avec la sagesse traditionnelle.

 

Bibliographie

A, Kourouma,    Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970.

Monnè, Outrages et défis, Paris, Seuil, 1990.

En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998.

Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.

Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2002.

A, Hampâté Bâ, « La tradition vivante », in Histoire générale de l’Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, UNESCO, 1980.

E de Rosny, Les yeux de ma chèvre (Sur les pas des maîtres de la nuit en pays Douala, Cameroun), Paris, Plon, 1981.

M. Towa, L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979.

Science et vie, ″Pourquoi y a –t-il quelque chose plutôt que rien? ″, Mensuel no 970, 1998.


[1] S.I, p.170

[2] M.O.D, p.41

[3] E.A.V.B.S, p. 65.

[4] Ibid, p.11

[5] A.N.P.O, p.17.

[6] A.N.P.O p. 21

[7] Science et vie, ″Pourquoi y a –t-il quelque chose plutôt que rien? ″, Mensuel no 970, 1998, pp 56-62.

[8] M. Towa, L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979, p 44.

[9] A. Hampâté Bâ, « La tradition vivante », in Histoire générale de l’Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, UNESCO, 1980, p.198

[10] E de Rosny, Les yeux de ma chèvre (Sur les pas des maîtres de la nuit en pays Douala, Cameroun), Paris, Plon, 1981, p