Le 3e Festival international du livre vient de se tenir à Port-au-Prince. Un beau défi, relevé avec succès dans un pays qui voue un culte à la littérature. Carnet de bord.
Le 12 janvier !
A Haïti, la date claque comme un « 11 septembre ». Un jour gravé à jamais dans la mémoire de Michel Le Bris et de ses compères Lyonel Trouillot et Dany Laferrière, qui s’apprêtaient, en ce 12 janvier 2010, à lancer la 2e édition du festival Etonnants Voyageurs de Port-au-Prince. Tout de suite, ils témoignèrent sur le séisme meurtrier et se jurèrent de revenir. Pari tenu. Du 1er au 4 février, quelque 60 auteurs francophones (dont le chanteur Arthur H) débattent de poésie, de crise, de passions humaines devant des auditoires enthousiastes. « Si pauvres que soient les pauvres, ils ont besoin d’âme », s’enflamme Michel Le Bris lorsque l’on s’interroge sur le bien-fondé d’un Salon du livre dans un pays en proie à la misère. Il est vrai qu’au hasard des rencontres – Georges Castera, Emmelie Prophète, Evelyne Trouillot,Louis-Philippe Dalembert, James Noël, Gary Victor… – se déploie l’extraordinaire vitalité de la littérature haïtienne. Etonnante Haïti, où même les analphabètes sont fiers de leurs poètes ; où, d’un séisme à l’autre (« la dictature est un séisme qui s’installe à demeure », rappelle Laferrière), le peuple se relève, sans cellule psychologique aucune ; et où l’on s’investit dans l’imaginaire, le pays rêvé étant plus facile à vivre que le pays réel. Carnet de route en compagnie de quatre étranges voyageurs….
Mercredi 1er février – Debray, le compagnon de route
C’est le précepte des Etonnants Voyageurs, on s’aère, on mixe, on touille et on s’abreuve d’un joli cocktail de mots. Malice du jour, le mélange est détonant : Régis Debray, l’ancien guérillero, écrivain, sociologue, académicien Goncourt, archétype de la pensée française en marche, fait équipe avec un drôle d’olibrius, Dominique Batraville, grigri au cou, poète romancier, protestant, mais aussi adepte du vaudou en quête de bouddhisme. Direction Jacmel, par la route de l’Amitié, financée par la France dans les années 1970. Soit quelque 80 kilomètres effectués en plus de trois heures. Le coût de l’amitié et, surtout, l’inextricable engorgement de Port-au-Prince, qui renvoie les encombrements parisiens au registre de douces plaisanteries. Au programme, rencontre avec des élèves, à l’Alliance française puis dans un lycée, deux établissements durement touchés par le séisme et venant à peine de renaître des décombres. Régis Debray connaît bien l’île, il a même signé en janvier 2004, pour Dominique de Villepin, un rapport, « Haïti et la France », destiné à faire vibrer de nouveau les relations entre les deux pays. C’est de sa rencontre avec le Jacmélien René Depestre, en 1961 à Cuba, que date la passion de l’ancien compagnon du Che pour l’ex-Saint-Domingue. « Vous les Noirs, vous avez de la couleur, nous venons plus en élèves qu’en pédagogues », entonne-t-il, un rien flagorneur. Et d’évoquer la dette morale de la France et celle, plus littéraire, de Victor Hugo, deBaudelaire, l’amoureux de Jeanne Duval, d’André Breton, de Malraux, le tout devant un parterre médusé d’adolescentes. Les questions fusent bientôt à l’attention de… Dominique Batraville, le grand frère qui a réussi. L’homme dit tout, son parcours chaotique, sa schizophrénie et les sept métiers que tout Haïtien doit avoir pour survivre. Pour lui, c’est poète, romancier, acteur (dans Royal Bonbon, sélectionné à Cannes !), journaliste, éditeur (les bonnes années)… Le public est sous le charme, Debray aussi. L’agrégé de philosophie se déride : « Tu es un faux fou », lance-t-il au grandéchalas. Fin du combat des deux guérilleros. Place aux agapes chez Gérard Borne, directeur de l’admirable école Alcibiade-Pommayrac, créée par Véronique Seydoux-Rossillon, et à un voluptueux bain de mer. Debray est aux anges.
Jeudi 2 février – Mabanckou, le frère africain
« L’enfant noir d’Haïti. » Pour le quotidien Le Nouvelliste, nul doute : Haïti a définitivement adopté le Congolais Alain Mabanckou, l’auteur rieur du Sanglot de l’homme noir, qui vit entre Los Angeles (il y enseigne la littérature francophone) et Paris. Il n’est venu ici que trois fois, mais le grand Frankétienne l’appelle « mon fils » et Dany Laferrière le considère comme son frère depuis leur première rencontre, en 1993, au Salon du livre de Paris – ils publieront bientôt leur abondante correspondance. Mémoires de porc-épic, Verre cassé,Black Bazar… Si les auditeurs n’ont pas tous lu son oeuvre, tous l’applaudissent. Une formule choc – « L’écrivain n’est peut-être qu’un musicien raté » -, une anecdote de jeunesse – « On était effrayé, avec mes copains, à l’idée que le si joli mot de coccinelle puisse désigner un insecte qui trimballe de la merde » -, un zeste de sagesse africaine – « qui veut qu’on écoute plus les choses que les gens » – et, en cadeau, la primeur du CD Black Bazar, future BO du film bientôt adapté du roman éponyme… Mabanckou sait y faire pour emballer son public. L’homme à l’éternelle casquette la joue modeste : « Si j’ai été adopté, c’est aussi parce que mon nom leur rappelle leur rhum Barbancourt. »
Vendredi 3 février – Laferrière, notre héros
Peut-être suscite-t-il la jalousie… Peut-être lui reproche-t-on son exil, aujourd’hui doré, de lauréat (du prix Médicis, pour L’Enigme du retour)… Lui, préfère ne pas savoir. Il assume tout, se sent ici au pays, parle de sa mère à tout bout de champ (environ 94 printemps le lundi 6 février), se démultiplie, envoie des messages aux apprentis écrivains (« Je me donne en exemple, pas en modèle ») et assure le show. Comme lors de ses premiers pas à la télévision québécoise en tant que présentateur météo… « Un Noir parlant de blancheur, les Québécois faisaient une de ces têtes ! » Il en rigole encore. En ce vendredi 3, c’est une impressionnante standing ovation qui accueille le romancier et sa consoeur du moment, Léonora Miano, dans l’église du lycée Saint-Louis-de-Gonzague de Port-au-Prince – « Ce n’est pas tous les jours qu’on parle sous une croix, entouré de fleurs. J’avais l’impression d’assister à mes propres funérailles », commentera le joyeux élu. Alors, devant les centaines de jeunes réunis, frère Laferrière lit – non pas l’Evangile, dans la famille c’est la mère qui tient le rôle de la croyante – mais des extraits d’Enigme du retour. Silence de cathédrale. Puis il évoque son père, l’exilé de Miami, ses premiers romans, les « blondes » du Québec, l’écriture, le 12 janvier et le besoin, impétueux, d’écrire dans le quart d’heure suivant la secousse – « J’avais le sentiment de soigner un blessé », explique l’auteur de Tout bouge autour de moi… Bientôt, une longue file se forme. Les élèves ont préparé de subtiles questions, à faire pâlir leurs lointains camarades du Vieux Continent. « Vous avez de l’appétit ! » constate Laferrière, dans un sourire légèrement fatigué.
Samedi 4 février – Yanick Lahens ou l’élégance
Espace Babako. Ils sont trois invités à plancher sur le thème « Habiter un lieu », dont Yanick Lahens, l’une des rares romancières haïtiennes. En l’occurrence, c’est elle qui habite bientôt l’espace, avec son corps, sa grâce, son intelligence. « Un corps, précise-t-elle, qui n’a jamais été chevauché par les dieux » – traduisez, par le vaudou. Pour autant, la distinguée diplômée de la Sorbonne n’est en rien coupée du peuple. Chaque matin, elle part sur le terrain, fait se rencontrer les jeunes de Cité-Soleil et ceux de Piétonville, deux quartiers aux antipodes dans cette société inégalitaire, leur apprend la technique du documentaire, comme elle l’a fait également dans les camps improvisés au lendemain du séisme. Un séisme sur lequel elle a, elle aussi, écrit un superbe texte, Failles, et dans lequel elle voit une occasion ratée. « Comme en 1986 et en 2004, il y eut un frémissement, une tentative de s’éloigner du populisme, mais, en réalité, nous n’avons fait que passer de la léthargie à l’agitation. » Quand elle parle des politiques ou même des intellectuels (« aussi atomisés et inorganisés que le reste du pays »), Yanick Lahens ne mâche pas ses mots. C’est dans la sagesse collective – « Vivre sans illusion, mais sans renoncement » – que l’auteur de La Couleur de l’aube puise sa force.
Lu sur http://www.lexpress.fr