Nelson Mandela avait dit de lui qu’il était «l’écrivain en compagnie duquel les murs de prison s’effondrent»
L’anecdote est restée l’une des plus émouvantes de mon enfance. Un soir de 1993. J’avais dix ans, et j’étais au cours moyen première année, la cinquième année à l’école primaire. J’étais coincé, depuis plus de trente minutes, devant le portail de notre maison, incapable d’ouvrir et rentrer. De la cour, me venait la voix vague de mon père qui devisait avec un interlocuteur que j’ignorais. Il venait de rentrer au village pour son week-end. Je ne pouvais pas rentrer, du moins avant qu’il ne rentre dans sa chambre, constate que l’un de ses livres de chevet a disparu, déduise que c’est moi qui l’ai pris et l’ai perdu, et fasse passer la première vague de sa colère, celle qui pousse à commettre les plus grands dégâts.
Mon père m’avait plusieurs fois averti, je pouvais lire tous les livres de sa bibliothèque sans en emporter un seul, même une seule fois, à l’école. Mais ce matin de lundi, il y avait cinq jours, la tentation avait été tellement forte que j’avais oublié l’interdiction, pris un des livres, le Livre, l’avais mis dans mon sac d’écolier, l’avais apporté à l’école. Et ce matin, j’avais réussi à prouver à mes camarades ce qu’ils avaient refusé de croire la veille. Lire par cœur, mot après mot, les deux premières pages du Livre. Ce livre dont on avait, la semaine passée, étudié un extrait et qui avait tant plu à toute la classe, même à Akossiwa D. la vieille triplante qui passait plus de temps à dormir dans la classe qu’à suivre les cours, et que le maître avait transformée, pour la rendre utile à quelque chose dans la classe, en vendeuse des petits gâteaux que préparait sa femme.
J’avais réussi, ce lundi matin, à lire par cœur les deux premières pages du Monde s’effondre à mes camarades, un livre que je lisais depuis des mois. Je fus applaudi. Mais à midi, je rentrai à la maison en larmes. Le roman avait disparu. Je passai une semaine de cauchemars et d’anxiété, attendant le retour de mon père qui ne pouvait ne pas remarquer la disparition, comme ce livre faisait partie de ceux qu’il lisait plus fréquemment, ceux-là qui étaient placés dans l’étagère supérieure de la bibliothèque.
La portail s’ouvrit subitement et je n’eus pas le temps de me dérober. Mon père apparut, accompagnant mon maître qui tenait en main un livre, le Livre.
– Tu faisais quoi bloqué devant le portail ? As-tu commis un crime qui t’empêche de rentrer ?
– Euh, je… j’étais…
– Ton maître m’a amené ce livre, il paraît que tu l’avais apporté à l’école lundi, et avais lu par cœur les deux premières pages. Je t’ai interdit d’apporter mes livres à l’école. Je vais te punir. Pas aujourd’hui, ni demain. Je te punirai ce jour où tu auras l’âge qu’a aujourd’hui Chinua Achebe, et qu’aucun élève ne sera fier de lire tes textes par cœur. Chinua Achebe a aujourd’hui soixante-trois ans, et si à soixante-trois ans aucun élève ne lit tes textes avec fierté, où que je sois, je te punirai.
Aujourd’hui, vingt ans après, cette phrase de mon père sonne en moi comme l’une des plus belles bénédictions qu’un père puisse faire à son fils. Lui souhaiter le destin de l’écrivain nigérian, l’un des plus illustres de la littérature africaine, de la littérature moderne, l’un des auteurs les plus lus et traduits du monde noir. « Umofia, Obi Okonkwo, Ezinma… » Ces noms raisonneront toujours, avec nostalgie, dans les oreilles de tous les élèves ayant lu le Nigérian.
Le Monde s’effondre reste l’un des plus beaux livres qu’un élève africain puisse croiser durant son cursus scolaire. Et quand on considère tous ces élèves, des fois perdus dans des coins reculés du monde, qui jubilent et rêvent en lisant ce grand classique de la littérature noire, tous les destins d’écrivains que ce livre a forgés, toutes les vocations qu’il a suscitées… Quand on considère combien d’écrivains africains continueront de naître des lectures de Chinua Achebe, on comprend que le doyen des lettres africaines n’est pas mort. Qu’il ne peut pas mourir. Il est, selon cette image de mon peuple éwé, retourné au bercail, comme un cultivateur retourne à sa chaumière, après une dure journée de labeur. Bon retour donc chez toi, professeur Achebe.David Kpelly pour Koaci.com