En 1947, Jean-Paul Sartre publie les premières moutures de son essai intitulé Qu’est-ce que la littérature ? finalement disponible en ouvrage complet en 1948. L’économie de cet ouvrage, dans la compréhension de fond de ce que la littérature s’assigne comme nouveaux enjeux, se décline à travers trois articulations essentielles : « qu’est-ce qu’écrire ? », « pourquoi écrire ? » et « pour qui écrit-on ? »

Le premier mouvement de la pensée de Jean-Paul Sartre cherche à définir ce qu’est l’acte d’écrire. Celui-ci n’est pas une aventure intransitive, comme le fait la poésie, mais un choix de la puissance du verbe pour la désignation des réalités comme le fait la prose. En réalité, pour Sartre (1948 : 31), le rôle de l’écrivain se justifie par le fait qu’il est celui qui « a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité ». On l’a compris, c’est dans le distinguo entre la poésie (celle surtout à vocation ornementale) et la prose (à caractère instrumental) que Sartre va tenter de conduire le besoin/devoir d’efficacité de la littérature. Ainsi, là où la prose se sert des mots, la poésie sert les mots. Le poète voit aux mots des objets/matériaux tandis que le prosateur voit aux mots des désignateurs d’objets. L’un est chanteur, l’autre est parleur. Et, précisément, parler, c’est agir. C’est en parlant que l’on parvient à dévoiler ; et, au truchement du dévoilement, on émet en perspective le changement. On paraphrase là le diptyque sartrien à savoir : « parler, c’est agir » et « dévoiler, c’est changer ».

C’est justement par la pertinence du dévoilement que se révèle aux hommes la conscience de leur condition. À la question donc de savoir ce que c’est qu’écrire, nous répondrons avec Sartre qu’écrire, c’est révéler. Révéler, c’est faire en sorte que personne ne puisse ignorer le monde et, si on connaît le monde, on ne saurait s’en dire innocent. À la lecture des romans de Mongo Beti, bien qu’a priori des œuvres de fiction, nous sommes immanquablement plongés dans le monde du palpable et du tout à fait vrai. La vraisemblance de ces romans donne à lire un écrivain soucieux de mimer la factualité des scènes sociales dévoilées au lectorat. Mongo Beti a choisi d’écrire pour changer à travers le dévoilement. On sait qu’avec Sartre (1948 : 29), « dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer ».

Si l’idée de changement est évoquée, qu’est-ce que Mongo Beti aborde donc dans ses romans ? C’est bien la politique qui est au cœur de sa création romanesque. Il n’a jamais rien su faire d’autre que cela. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même au cours d’une interview qu’il accorde à la revue Boutures en 2000 : « J’ai toujours été personnellement incapable de séparer la politique de la littérature. » D’où donc l’idée de soutenir la permanence de ce thème dans son écriture. Ce que partage aussi Owono-Kouma (2008: 15) : « d’un point de vue thématique, ils [les récits] s’organisent autour [du] pouvoir dont on connaît à la fois la récurrence et l’importance chez le romancier camerounais. » L’on comprend dès lors que pour Mongo Beti (1955) (in Djiffack (2007 : 36), « écrire sur l’Afrique noire, c’est prendre parti pour ou contre la colonisation. Impossible de sortir de là. »

Pour rentrer justement en plein dans la technique du dévoilement, considérons ce passage encore actuel dans l’Afrique contemporaine tiré de Perpétue (1974/2003 :79) :

Mais dites-moi pourquoi notre président tout puissant, seul chef comme il aime à le dire ou à le faire claironner, […] n’a pas créé une seule usine de médicaments ? Un gouvernement noir, fondant des usines avec l’argent des Noirs, pour donner des médicaments à ses frères noirs, ça devait être cela l’indépendance, non ? « Oui, je sais, les Noirs n’ont pas l’argent, voilà ce que chacun va répétant à l’envi. Alors, avec quoi Baba Toura s’est-il payé un avion personnel, un hélicoptère, un palais, ses propriétés sur la Côte d’Azur, les Mercédès ultra-modernes des ministres, des directeurs et des secrétaires généraux ? Et il ne reste plus un seul sou en caisse au moment de nous fabriquer quelques ampoules d’antibiotique ou quelques comprimés d’aspirine ou de quinine ? Comme c’est étrange !

Toute cette énumération des travers d’une république postcoloniale d’Afrique permet de mettre à découvert ce que Man Bene (2012) appelle « le péché originel » du mode de gouvernance budgétivore à volonté des leaders politiques subsahariens. Mongo Beti a donc décidé de s’engager en dénonçant tous les constituants de la vaste entreprise de spoliation de l’Afrique. Il a fait le choix de ne pas se taire et ce, à ses risques et périls.

Le deuxième mouvement de la pensée de Sartre s’attache à répondre à la question « pourquoi écrire ? » En effet, pour bien comprendre les fondements de cette question, il faut y greffer les contenus liés à la communication et à la liberté que poursuit l’acte d’énonciation littéraire. Ainsi, l’écrivain, en tant que créateur, construit son modèle social et esthétique pour l’adresser à son lecteur. Il s’instaure dès lors entre le lecteur et l’écrivain une relation communicative intense où se tisse le besoin existentiel qu’est la liberté. Sartre (1948 : 81) précise à propos que l’écrivain, saisi en tant qu’homme libre, s’adresse à des hommes marqués par le désir d’être libres, n’a qu’un seul sujet : la liberté. Sartre (1948 : 82) adosse un tel postulat sur le préalable qu’« écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ». Ainsi, si dévoiler, recréer, changer sont consubstantiels à l’écriture engagée, celle-ci se veut toute aussi une matérialisation de l’intention de l’auteur dans son texte. Sartre semble, de ce fait, poser le principe de ce qu’on pourrait appeler l’écriture-problème.

Mongo Beti honore à cela dans la mesure où son œuvre a toujours visé la réalisation de l’autonomie réelle des Africains des invectives internes et externes. Ainsi, sous forme d’un discours apologétique, voici comment l’avocat, dans le roman L’Histoire du fou (1994 : 205), prophétise le rêve qu’on peut bien attribuer au romancier :

Tenez bon, camarades. Persévérez et l’Afrique terrassera enfin l’hydre qui la tourmente depuis la nuit des temps. Faites comme Nelson Mandela, ce messie des temps modernes, qui vient de sortir de prison, triomphant, avec son peuple, d’un demi-siècle d’indicibles souffrances. Survivez jusqu’à l’an 2000, et alors un monde merveilleux s’ouvrira devant vous.

On sait que pour que cela arrive, il faudrait que les Africains se libèrent de toute forme de dépendance et d’auto-spoliation. Pour cela, le discours de Mongo Beti se caractérise par sa fermeté, sa vigueur, son style frontal et frondeur. Voici comment, cité par Paul Yange (2005), il se justifie : « Je suis un disciple de Voltaire […], je sais que je suis dur, mais quand on lutte contre des salopards, car je ne peux pas qualifier autrement le néocolonialisme, on ne peut pas être laxiste ». Cette lutte vise donc, avec une certaine obsession, la liberté de tout un continent. On comprend, dès lors, l’affirmation de Djiffak (2000 : 26) pour qui « La préoccupation quasi obsessionnelle qui se dégage de la vie et de l’œuvre de Mongo Beti est, pour ainsi dire, le concept de liberté. » Entre la liberté de penser et la liberté de se mouvoir chez soi, de décider par soi-même de ce qui est bon pour soi, Mongo Beti a compris que c’est aussi par l’écriture qu’une telle fin noble doit être recherchée.

Convaincu de ce que se taire est une lâcheté, Mongo Beti, dans sa saisie de l’attitude/posture romanesque de Camara Laye, estime qu’au lieu de s’engager sur la voie de la dénonciation, « le clerc noir [le romancier de L’Enfant noir] fera donc semblant de ne pas prendre parti, il se réfugiera parmi les sorciers, les serpents-de-grand-père, les initiations à la nuit tombante, les femmes-poisons et tout l’arsenal du pittoresque de pacotille. Il méconnaîtra tout ce qui peut le compromettre, et singulièrement la réalité coloniale. » Cité par Djiffack (2007 : 36-37).

Même si, par contre, parler s’avère être un risque, Mongo Beti participe de la construction d’un espace meilleur pour la postérité africaine. À la question posée par Sartre, Mongo Beti répond harmonieusement par l’écriture-problème où l’absence de liberté conditionne ses prises de position romanesques.

Le dernier mouvement de la pensée de Jean-Paul Sartre repose sur la question « pour qui écrit-on ? » Sartre posait par là le problème lié à la destination du texte littéraire. Évidemment, l’écrivain écrit pour un lectorat précis. Celui-ci doit tendre vers l’universel même si par ailleurs il s’agit surtout, et très souvent, du lecteur contemporain avec qui l’écrivain partage une communauté de savoirs et de valeurs. C’est justement la raison pour laquelle Benoît Denis (2000 : 58) souligne que « la littérature engagée se caractérise donc par le fait qu’elle s’inscrit explicitement au cœur du texte l’image du destinataire qu’elle a choisi, ouvrant de la sorte l’espace d’une réflexion centrée sur la problématique de la réception ». D’ailleurs, Sartre (1948 : 92) confirme une telle orientation dialogique de l’acte d’écriture vers un public cible en reconnaissant que « c’est en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet ».

Mongo Beti, pour prendre son cas, s’adresse au lecteur occidental d’une part. Eric Essono Tsimi le reconnaît si bien en ces termes : « L’écrivain africain, aujourd’hui, est un écrivain qui se justifie, comme hier. C’est un écrivain qui écrit pour un public occidental auquel il destine sa prose ». D’autre part, Mongo Beti s’adresse à l’élite africaine au pouvoir. Il plaide donc pour l’amélioration des conditions de vie de la grande masse auprès du cercle fermé des pouvoirs internes et externes. Mongo Beti (1955) in Djiffack (2007 : 34) reconnaît clairement l’extraversion de l’écriture littéraire africaine en ces termes : « les écrivains noirs ne peuvent même pas écrire pour un public noir ! […] Il faut se dire en effet que le romancier africain, qu’il soit blanc ou noir, écrit essentiellement pour le public français de la métropole ».

C’est justement pour cette raison que dans Trop de soleil tue l’amour (1999 : 11), on retrouvera des occurrences du genre « ici » ou « chez nous » pour essayer de décrire à l’étranger, le contexte africain qui lui est représenté. Considérons ces propos du narrateur : « D’abord, ici, rien ne rime jamais à rien. Est-ce que l’on imagine un pays, constamment en proie aux convulsions sociales, ethniques et politiques, sous-développé de surcroît, où le chef de l’État peut s’octroyer six grandes semaines de villégiature à l’étranger ? ».

Inspirons-nous également de ces propos d’Eddie pour comprendre le phénomène d’extraversion du texte romanesque africain :

Chez nous, le chef de l’Etat fait dans l’évasion des capitaux, ministres et hauts fonctionnaires dans l’import-export et autres business pas toujours honnêtes, curés et évêques dans le maraboutisme, assureurs et banquiers dans l’extorsion de fonds comme les gangsters, les écoliers dans la prostitution, leurs mamans dans le maquereautage, les toubibs dans le charlatanisme, les garagistes dans le trafic de voitures volées, on fait tous dans l’escroquerie. Notez aussi que nous demandons dans le même temps la démocratie, comme si nous prétendions marier le pôle Nord à l’équateur, le couvent au bordel. In Trop de soleil tue l’amour (1999 : 224).

Toutefois, il peut arriver que dans le propos du narrateur, l’adresse de son discours soit à la fois portée vers l’étranger et vers ses frères du terroir. C’est le cas dans cet extrait du roman Branle-bas en noir et blanc (2000 : 264) qui affiche un cas de resémantisation avéré sur le lexème « motiver » :

Freddy, selon l’usage local, suivait, comme on dit ici, son dossier au ministère des Finances. Cela consiste à motiver, c’est le terme traditionnel, […] chaque fonctionnaire habileté à apposer une signature sur chacun des dizaines de documents composant un dossier de retraite.

Si originellement « motiver » signifie justifier, causer ou stimuler, dans ce contexte précis, il réfère plutôt à « corrompre ».

Au final, on se rend bien compte que Mongo Beti a collé sa création romanesque sur le visage politique des relations internes externes où le peuple se trouve, à chaque fois, à l’étroit et où son quotidien reste des plus difficiles à soutenir. En effet, pris dans les tenailles d’un immobilisme caverneux où ses dirigeants brillent par le m’as-tu-vu et la jouissance, il est de bon ton que l’engagement sartrien trouve son écho dans l’esprit d’un bousculeur de protocole et d’égard tel que Mongo Beti. Voici d’ailleurs, pour terminer, une citation de lui qui décrit le quotidien d’un Président dont l’identité est facilement attribuable :

Le patron se lève le matin, on lui montre le porc-épic qu’on va lui préparer pendant qu’il mange son petit déjeuner. Après, il joue au songo, il boit, il joue au songo, il boit. A midi, il se bourre de viande comme Louis XIV. […] Ensuite il fait la sieste et recommence à jouer au songo. Il prend une collation, une espèce de goûter vers 17-18 h, puis il se remet à jouer au songo ou à regarder les films pornos. Et à 22-23h, on remange la viande en buvant le champagne. Il a un régime de vie et une diététique très mauvais. » In Kom (2002 :156).

Au demeurant donc, Mongo Beti, cité par Mohamadou Houmfa (2010), avait une envie de prégnance certaine. Son grand souci était souverain et constant : « Même mort, je ne voudrais pas être petit. » Il nous semble que le romancier réalise bien ce dessein jusqu’ici. En effet, les œuvres de Mongo Beti restent difficilement admises dans le système éducatif camerounais et les régimes contre lesquels il a engagé son énergie ressentent encore le fouet strident de la plume acerbe de l’âme immortelle de l’écrivain/romancier.

Références bibliographiques

–        Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil (Points), 2000.

–        Ambroise Kom, Mongo Beti parle, Bayreuth, Bayreuth African Studies, 2002.

–        Man Bene, « Cameroun. Du « détournement des fonds publics » au « détournement des enfants » », 2012, in http://www.cameroonvoice.com/news/article-news-6276.html consulté le 1er juin 2012.

–        Mongo Beti, Perpétue et l’habitude du malheur, Paris, Buchet/Chastel, 1974/2003.

–        Mongo Beti, Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard, 1999.

–        Mongo Beti, Branle-bas en noir et blanc, Paris, Julliard, 2000.

–        Mongo Beti, « Afrique noire, littérature rose », in André Djiffack, Mongo Beti : le rebelle I, Paris, Gallimard, 2007.

–        Auguste Owono-Kouma, Mongo Beti et la confrontation. Rôle et importance des personnages auxiliaires, Paris, L’Harmattan, 2008.

–        Eric Essono Tsimi, « Les meilleurs auteurs africains de la décennie sont des femmes », revue Diaspora noires, in https://diasporas-noires.com/les-meilleurs-auteurs-africains-de-la-decennie-sont-des-femmes

–        Mohamadou Houmfa, « Cameroun : Mongo Beti, 9 ans déjà… », in http://www.journalducameroun.com/article.php?aid=6647, consulté le 1er juin 2012.

–        Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (Idées), 1948.

–        Paul Yange, « À la découverte de Mongo Beti », 2005, in http://www.bonaberi.com/article.php?aid=1378, consulté le 29 mai 2012.

–        Revue Boutures, vol.1, n° 3, in http://www.lehman.edu/ile.en.ile/boutures/0103/entretien.html, 2000, consulté le 31 mai 2012.

 

Claude Éric OWONO ZAMBO

Université de Bergen, Norvège