« Edition imprimée et édition numérique : développement et enjeux ».

C’est le thème du séminaire-atelier organisé par l’Association sénégalaise des éditeurs (Ase) du 6 au 8 septembre. Cette rencontre s’inscrit dans le cadre du programme de renforcement de capacités des éditeurs. A cette occasion, Hulo Guillabert, directrice de Diasporas noires éditions, a fait une communication axée sur les avantages de l’édition numérique pour l’Afrique et sur les contraintes inhérentes à un espace confronté à plusieurs défis.

« L’édition numérique est bien moins chère et est une bonne opportunité pour l’Afrique qui ne dispose pas de suffisamment de moyens pour prendre en charge les problèmes liés à la culture en général et de l’édition en particulier. Il est impérieux, aujourd’hui, que nous instaurions une souveraineté dans le domaine de l’édition. Celle-là numérique nous donne la possibilité d’arrêter de nous faire éditer en Occident. Nous n’avons pas le même récit historique ni les mêmes outils de stimulation de l’imaginaire collectif. Nous, nous exprimons une résilience et une souffrance qui doivent nous projeter vers des horizons nouveaux dans la foi en notre Afrique ».

Accès universel aux savoirs

« L’Afrique commence à prendre sa place dans cette nouvelle ère numérique et dans ce réseau mondial de distribution que représente internet ; une opportunité de stocker notre mémoire, de transmettre nos langues africaines, nos traditions à l’instar des autres continents et des autres cultures. Il ne faut pas avoir peur du virtuel qui est aussi vieux que le monde. Les personnages littéraires ont toujours été virtuels. Les nouvelles technologies ont accéléré le virtuel mais ne l’ont en aucun cas créé. La vraie nouveauté, c’est l’accès universel aux personnes, aux lieux, aux savoirs. La planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun…

Internet peut être aussi dangereux sans filtrage. C’est un grand catalogue où l’on ne distingue plus l’erreur de la vérité. Il est dangereux pour un enfant de s’instruire et de se cultiver seul sur Internet. D’ailleurs, les adultes non plus ne doivent pas s’y aventurer sans un solide sens critique. Après tant d’années, nous comprenons son pouvoir.

L’innovation doit être une priorité en Afrique et le numérique nous offre une belle opportunité d’innover à moindre prix et d’avoir le monde entier comme marché de prospection.

De nombreux jeunes diplômés et professionnels, qui ne parviennent pas à intégrer le marché du travail, décident de se réinventer et se dirigent vers le secteur du numérique pour des raisons économiques (le coût de création d’une entreprise dans le secteur est faible) mais aussi par conformisme social. Il convient, aujourd’hui, de s’engouffrer dans cette brèche de manière réfléchie. »

Stocker notre mémoire

« Nous avons tous souvenance de cette fameuse phrase d’Amadou Hampâté Bâ : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Cette affirmation visait à souligner la domination de la culture de l’oralité sur celle de l’écrit. L’écrit, c’est une évidence, a le don de mieux conserver et de transmettre les connaissances.

L’Afrique, de par le passé, n’ignorait pas l’écriture. Cependant, c’est l’oralité qui était la forme principale de transmission du savoir et des connaissances. Ce qui explique que les vieilles personnes étaient les dépositaires du savoir et des connaissances accumulées par les sociétés africaines. Avec l’avènement du numérique, les sociétés africaines ont la possibilité de conserver et de transmettre les connaissances autrement que sur le mode de l’oralité. Notre puissance mémorielle, notre pouvoir d’archivage et d’immortalisation de notre culture existe désormais grâce à internet qui est aussi une forme de littérature orale, où beaucoup de choses s’envolent. Mais l’éditeur empêche les plus significatives et les plus belles d’entre elles de disparaître. Nos bibliothèques ne brûleront plus grâce au numérique. Je pense à toute notre culture initiatique aux fins fonds des forêts africaines, à la transmission de notre spiritualité authentique et profonde incluant des codes de civilisations anciennes. »

Renouveau de l’oralité ?

« je me permets de faire le parallèle entre l’écriture numérique et l’oralité qui, en Afrique, a occupé et continue d’occuper un rôle important. Il y a eu deux grandes révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. La troisième est le passage de l’imprimé aux nouvelles technologies. La boucle est bouclée avec cette troisième révolution. On assiste à un retour dans une quasi oralité avec Internet. Les africains devraient être avantagés sur internet car étant de plain-pied dans l’oralité depuis toujours. Dans le conflit entre livre imprimé et livre numérique, l’oralité peut être le troisième larron de la fable grâce aux technologies de diffusion du savoir les plus modernes nous dit Boubacar Boris Diop. Pour lui, la meilleure façon de réconcilier les positions, c’est le livre audio, donc l’oralité. Pour le continent africain, de formidables possibilités existent. Vous prenez l’exemple d’un village du sud du Sénégal où tout le monde comprend le Diola, aussi bien les enfants que les vieillards. N’importe quelle œuvre de fiction dans cette langue partagée peut être écoutée collectivement et il n’est pas, à mon avis, de meilleurs moyens de démocratiser les émotions littéraires.

C’est à l’image du cinéma qui peut aussi devenir un excellent moyen de communication populaire à but éducatif grâce notamment aux nouvelles technologies portables et numériques. »

Autonomie du livre papier

« Disons avec Umberto Eco et Jean-Claude Carrière ceci : « n’espérez pas vous débarrasser des livres papier ! » C’est exactement ce que je pense et le fait que je sois éditrice numérique ne me dévie pas de cette conviction. Alors si le livre papier est un objet, des pages à lire, un support et un texte. Que les pages soient en parchemin ou en papier de bois comme aujourd’hui, cela n’a pas trop d’importance. On peut donc considérer l’ebook comme un livre. Il est un livre. L’ebook, sur lequel le feuilletage est possible, cherche à imiter le livre. Toutefois, sur un point, au moins, il ne peut l’égaler : le livre papier est autonome alors que l’ebook est un outil dépendant notamment de l’électricité. Si on est dans une Île déserte, on aurait de quoi lire pendant trois décennies avec un livre papier. Si c’est un ebook, on en aurait profité pendant les trois heures d’autonomie de sa batterie ! Nous pouvons encore aujourd’hui lire des livres vieux de cinq cents ans. En revanche, nous n’avons encore aucune preuve scientifique que le livre électronique puisse durer autant.

La bonne nouvelle est que les informations stockées sur internet en général et les ebooks en particulier pourront peut-être battre ces records de longévité, pourvu que notre civilisation aille de l’avant encore dans l’innovation technologique…Je ne parle pas d’une civilisation moribonde ou tous les serveurs actuels à travers le monde seront détruits et, de tout manière, je ne crois pas à cette thèse. »

L’ebook, un outil pratique

« L’ebook peut nous rendre bien des services. La pièce qui stockait les quarante volumes de l’encyclopédie peut être utilisée à d’autres fins désormais ! Même si ça ne fait pas l’affaire des frimeurs aux bibliothèques bien garnies ! En 2012, je croisais beaucoup d’étudiants dans le métro de Montréal, une main dans la poche et l’autre tenant juste une liseuse stockant une centaine de livres au moins. Qui peut se trimbaler avec ne serait-ce que 20 livres ? L’ebook est également un atout pour les chercheurs, les étudiants qui doivent établir une bibliographie pour leurs thèses et mémoires sans parler, pour être plus prosaïque, de nos enfants obligés de se coltiner des kilogrammes de manuels scolaires.

Cet outil permet aussi de voyager léger, de partir en vacances en prenant dans sa poche une belle sélection d’une dizaine de livres numériques sans que la douane ne vous prenne pour des trafiquants de livres.

Désormais, il existe des bibliothèques numériques mondiales accessibles via internet avec un simple abonnement pour les particuliers et pour toutes les universités. Les étudiants peuvent lire des pages de tel livre, aller dans la minute en sélectionner un autre, et se constituer en ligne leur propre bibliothèque virtuelle qu’ils peuvent consulter à nouveau à tout moment et redémarrer une lecture à la bonne page.

Diasporas Noires Editions dont je suis la directrice a un partenaire Cyberlibris qui est déjà présent dans beaucoup d’Universités africaines dont quasiment toutes celles du Sénégal. Et nous sommes payés si un de nos livres est consulté et au nombre de pages lues….

Ce qu’a révolutionné l’imprimerie, c’est la diffusion de l’écrit, mais internet diffuse beaucoup plus, encore plus vite, plus loin, et en temps réel. Selon une étude, le numérique a aussi changé notre façon de lire. Les séquences de lecture des jeunes sont plus courtes. Cela est souvent lié à leurs échanges écrits sur internet. Les choix de lecture se font en interaction avec les autres, de plus en plus par des recommandations des pairs.

Il faut le dire, les maisons d’édition numérique sont confrontées à certaines difficultés liées surtout au contexte et au réflexe de certaines populations qui préfèrent encore le livre papier. Les paiements par internet éveillent encore leur méfiance. Le manque de cartes ou moyens de paiement bancaire en Afrique est également un obstacle que nous devons contourner en explorant d’autres possibilités. »

Propos recueillis par Alassane Aliou Mbaye

(Source : Le Soleil, 15 septembre 2017)

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